Une tempête de sable se leva, obligeant Shab se Jeter sur le sol. Aussi brève que violente, elle céda la place à un vent glacial.

L’Annonciateur s’était assis sur un rocher.

Plus la moindre trace des monstres.

—  Seigneur… Ce n’était qu’un cauchemar ?

—  Bien sûr, mon ami. De telles créatures n’existent que dans l’imagination des peureux.

—  Pourtant il y a des morts, déchiquetés !

—  Des victimes d’un fauve que notre présence a rendu furieux. Je sais à présent ce que je voulais savoir, et nous allons accomplir notre premier coup d’éclat.

Shab avait été la proie d’un de ces mirages si fréquents dans le désert. Mais pourquoi les yeux de l’Annonciateur étaient-ils devenus rouge sang ?

 

19.

Avant de partir pour les mines de turquoise du Sinaï, situées au sud-ouest de celles de cuivre, Sékari avait préparé un remède composé de cumin, de miel, de bière douce, de calcaire et d’une plante appelée « poil de babouin ». Après avoir broyé et filtré les ingrédients, il avait obtenu une boisson indispensable pour garder du tonus et repousser les nombreux reptiles qui rôdaient dans le désert. Précaution supplémentaire et nécessaire : s’enduire tout le corps de purée d’oignon afin de faire fuir serpents et scorpions. Elle présentait aussi l’avantage de développer les cinq sens, avantage non négligeable dans un milieu hostile.

Seul Gueule-de-travers avait refusé ces précautions, mais il sentait tellement mauvais que même une vipère à cornes ne se risquerait pas à le mordre.

—  Tu connais les secrets des plantes, Sékari ? S’étonna Iker.

—  Avant de commettre de grosses bêtises, j’étais jardinier et oiseleur. Regarde là, sur mon cou ; c’est la cicatrice d’un abcès que m’a infligé la grande perche aux extrémités de laquelle étaient accrochés les pots remplis d’eau. Combien de milliers de fois je les ai portés ! Ma spécialité, c’était la chasse aux oiseaux dans les jardins. Je les aime bien, ces bestioles, mais il y en a qui dévastent tout ! Si l’on n’intervenait pas, on ne mangerait pas un seul fruit. Alors, avec mon piège à ressort et mon filet, je les capturais pour leur faire comprendre qu’elles devaient aller se nourrir ailleurs. À l’exception des cailles qui finissaient sur le gril ou en ragoût, je relâchais les autres. J’avais même appris à leur parler ! Avec certaines, il suffisait que j’imite leur chant pour qu’elles évitent le verger.

—  En quoi consistaient tes… grosses bêtises ?

Sékari hésita.

—  Tu sais, dans nos métiers, on ne peut pas tout déclarer au fisc, sinon on ne s’en sortirait pas. Il y a un scribe contrôleur qui s’est intéressé à moi, un grand type très laid avec un nez plein de boutons. Un faux cul qui se faisait passer pour incorruptible, alors qu’il mentait comme il respirait ! Bref, quand il a attaqué mon territoire, j’ai mis le piège en fonction. Vu l’habileté de cet imbécile, il s’est empêtré dans le filet et il s’est un peu étouffé. Personne ne l’a regretté, mais la justice a quand même considéré que j’étais coupable. Comme il y avait un aspect accidentel, je n’ai pas été condamné à mort, mais je ne sortirai pas des mines avant longtemps.

—  Décidément, les percepteurs ne nous réussissent pas ! N’espères-tu pas une remise de peine pour bonne conduite ?

—  C’est la raison pour laquelle je garde profil bas. Discret et serviable, telle est ma devise. Ainsi, je suis bien noté par les surveillants.

—  Connais-tu les mines de turquoise ?

—  Non, mais il paraît que le travail y est moins dur que dans celles de cuivre.

—  Pourquoi nous envoie-t-on là-bas ?

—  Aucune idée. Si tu veux un conseil, méfie-toi de Gueule-de-travers.

—  Il se montre plutôt aimable avec moi, objecta Iker.

—  C’est justement ça qui n’est pas normal. Ce type est un tueur, même s’il n’a été condamné que pour vol, coups et blessures. Je suis persuadé qu’il te déteste et te joue la comédie.

Iker frotta ses amulettes et ne prit pas l’avertissement à la légère. De fait, oubliant sa première impression, il avait baissé la garde.

C’était lui, l’apprenti scribe, qui porterait la pierre triangulaire de Sopdou, recouverte d’un voile. On ne signalait pas de coureurs des sables dans la région, mais mieux valait s’assurer la protection du dieu.

—  On arrive, prévint un policier.

Le site [11] était grandiose. Des successions de montagnes, à l’infini, et des ouadi cernaient un plateau à l’écart des dépressions qu’il dominait. Quelques épineux, des roches déchiquetées, des grès jaune et noir, des collines rouges, un vent violent animaient ce paysage à la fois hostile et attirant.

Composée de policiers, des prisonniers transférés, d’ânes porteurs d’eau et de nourriture, la caravane emprunta un sentier pentu qui permettait d’accéder au plateau.

À l’orée d’un chemin processionnel bordé de stèles et menant à un temple, un solide quinquagénaire les attendait.

—  Je m’appelle Horourê et je suis le commandant du corps expéditionnaire envoyé ici par le pharaon Sésostris. En raison des conditions climatiques, ma mission est particulièrement difficile, et j’ai besoin de davantage de mineurs. C’est pourquoi vous êtes réquisitionnés. Nous sommes le quatrième mois de la saison chaude, tout à fait défavorable à l’extraction de la turquoise qui ne supporte pas cette température. Elle perd sa couleur bleu-vert, si intense. Néanmoins, le pharaon m’a ordonné de lui rapporter la plus belle pierre jamais découverte, et nous devrons donc réussir. Chaque jour, nous vénérerons Hathor, la souveraine des lieux, afin qu’elle guide nos bras. Aujourd’hui, repos. Demain à l’aube, au travail.

Les habitations se trouvaient à l’est du temple. Les hommes libres qui travaillaient sur ce site en échange d’un bon salaire regardèrent d’un œil inquiet ces délinquants qu’on leur imposait. Et l’allure de Gueule-de-travers ne rassura personne.

Plusieurs cabanes de pierre sèche se transformèrent en cellules dont les portes furent refermées et gardées.

Sur les nattes, des galettes fourrées aux pois chiches, des dattes et de l’eau.

— J’ai connu pire, avoua Sékari en se jetant sur la nourriture. 

Sévèrement encadrée, l’équipe des détenus comparut devant Horourê.

Sans mot dire, il les précéda dans un temple composé d’une succession de cours à piliers dont les autels étaient couverts d’offrandes. Recueilli, Iker eut l’impression de changer de monde en pénétrant dans ce domaine sacré où régnaient le silence et des parfums d’encens.

Horourê les conduisit jusqu’à une grande cour flanquée de citernes et de bassins de purification.

Il leva les yeux vers la montagne.

—  Vous êtes face au sanctuaire d’Hathor, notre protectrice. Puisse-t-elle orienter nos recherches et nous offrir la pierre parfaite.

Sur un autel, Horourê déposa une coupe d’albâtre contenant du vin, un collier, deux sistres et une statuette de chatte.

—  Lorsque la déesse est furieuse et veut châtier les humains, elle prend la forme d’une lionne. Dans le désert, elle massacre les égarés. Quand la Lointaine revient vers la terre aimée des dieux, elle se transforme en chatte, douce et affectueuse. Elle détient la turquoise, symbole de la joie et du renouveau, capable de triompher du malheur et de la décrépitude.

Cette pierre transmet son énergie aux enfants de la lumière et fait naître en eux l’allégresse. Hathor, c’est toi qui permets au soleil de surgir et ressuscites notre monde chaque matin. Que ton rayonnement pénètre dans nos cœurs.

Iker vécut chaque phrase comme une révélation. Il se sentait si bien dans ce sanctuaire que le visage de la belle prêtresse réapparut. Elle était là, tout près de lui, et partageait son émotion.

La brève cérémonie s’acheva trop vite, tous sortirent du temple. Horourê emmena les condamnés au pied d’une falaise rébarbative.

—  L’endroit est dangereux, révéla-t-il. C’est pourquoi il vous est réservé. Lorsque nous lui avons présenté la statue de Min, elle a reculé. Autrement dit, la carrière est enceinte mais refuse de nous livrer son fruit. Tenter de creuser une galerie reviendrait donc à l’offenser, elle se vengerait en tuant les mineurs. La prudence consisterait à attendre que la montagne elle-même nous accorde l’autorisation de l’explorer. Comme je vous l’ai déjà dit, nous sommes pressés.

—  Pourquoi ne pas creuser ailleurs ? demanda Sékari.

—  Parce que je suis persuadé qu’une turquoise unique, inaltérable, est cachée ici. À vous de choisir : ou vous prenez le risque, ou vous serez renvoyés aux mines de cuivre. Si vous réussissez, vous obtiendrez la liberté.

« Libre ! » : le terme résonna avec intensité dans la tête d’Iker.

—  Je refuse, décréta Gueule-de-travers. Je préfère retourner à mes fours. Si des spécialistes se dérobent, c’est que le coup est pourri.

Les autres prisonniers l’approuvèrent.

—  Moi, trancha Iker, je tente l’aventure.

—  Tu es fou ! protesta Sékari. Tu n’as pas entendu le patron ? Le dieu Min lui-même a reculé !

—  Qu’on me donne les outils nécessaires.

—  Iker, sois raisonnable, tu cours à la catastrophe ! Jamais un homme seul ne pourra réussir.

—  Ne viens-tu pas avec moi ? Entre croupir dans une mine de cuivre où tes chances de survie sont minces et recouvrer rapidement la liberté, tu hésites ?

Troublé, Sékari contempla la paroi.

—  Vu comme ça… Mais tu passes le premier.

—  Entendu.

—  Pas d’autres volontaires ? demanda Horourê.

  Aucun autre, répondit Gueule-de-travers, ravi de se débarrasser du mouchard.

Horourê mit un genou en terre et leva les mains vers la montagne en signe de vénération.

—  La galerie que vous creuserez portera le nom de « Celle qui rend prospères les mineurs et permet de voir la perfection d’Hathor ». Que la pierre vivante accueille avec bienveillance le choc des outils, qu’elle sache que nous œuvrons pour la lumière et non pour nous-mêmes.

Le chef de l’expédition remit aux deux volontaires des pics et des percuteurs en silex et en dolérite.

—  On commence où ? demanda Sékari.

Horourê désigna un point précis. Et le chant des outils brisa le silence de la montagne.

 

20.

Le Renifleur pouvait être content de lui. Après avoir écumé pendant dix ans les pistes de l’isthme de Suez et détroussé un nombre incalculable de caravanes, il venait de terrasser son principal rival sans combattre. Le chef de la bande adverse était bêtement mort d’une chute dans un ravin, et ses hommes avaient été incapables de s’entendre pour désigner son successeur. Aussi avaient-ils préféré se placer sous l’autorité du Renifleur afin de former la plus redoutable bande de coureurs des sables de la région. Désormais, leur efficacité serait accrue et pas un marchand ne leur échapperait.

Tantôt ils prenaient tout, tantôt ils se contentaient de prélever une partie des biens en faisant jurer à leurs victimes de ne pas porter plainte, sous peine de représailles. Ils ne manquaient pas de violer les femmes, elles aussi soumises à la loi du silence.

—  Proies en vue, annonça un guetteur.

—  Belle caravane ? demanda le Renifleur, alléché.

—  Ça n’en a pas l’air.

—  Alors, qu’est-ce que c’est ?

—  Une vingtaine de bonshommes.

—  Des policiers ?

—  D’après leur allure, sûrement pas ! Ces types ont dû se perdre dans le coin. Une bande de traîne-misère sans le moindre intérêt.

—  On pourrait en engager quelques-uns et supprimer les autres.

—  Faut voir.

La prestance du chef de la mauvaise troupe impressionna les coureurs des sables. Marchant à plusieurs pas devant eux, son regard était celui d’un fauve aux yeux agressifs.

Honteux d’éprouver de la crainte, le Renifleur apostropha le grand gaillard.

—  Qui es-tu, l’ami ?

—  L’Annonciateur.

—  Et qu’annonces-tu ?

—  Que les ennemis du pharaon doivent se soumettre à ma volonté afin d’écraser ce tyran.

Le Renifleur mit les poings sur ses hanches.

—  Tiens donc ! Et pourquoi devrait-on t’aider ?

—  Parce que je suis le seul interprète des puissances. Et moi seul peux vaincre.

—  Tu as perdu la raison, l’ami, mais tu m’amuses !

—  En ce cas, pourquoi ta voix tremble-t-elle ?

—  Ton insolence ne m’impressionne pas !

—  Si tu désires vivre, soumets-toi immédiatement à l’Annonciateur.

Le Renifleur éclata de rire.

—  Assez de bavardages ! Je vais vous examiner un par un. Les plus costauds, je les enrôle. Les autres se dessécheront dans le désert.

L’Annonciateur tendit le bras gauche.

—  Une dernière fois, soumets-toi.

Alors que le Renifleur s’apprêtait à frapper, la main de l’Annonciateur se transforma en serre et son nez en bec de rapace.

—  C’est le faucon-homme ! s’exclama un coureur des sables. Il nous exterminera tous !

Ses acolytes s’aplatirent dans le sable, mains sur la tête. En demeurant rigoureusement immobiles, ils échapperaient peut-être à la fureur du monstre.

Un vent glacé les fit frissonner.

L’un d’eux osa pourtant relever la tête et regarder.

Il vit le cadavre du Renifleur, la gorge tranchée.

—  Qui refuse de m’obéir ? demanda l’Annonciateur d’une voix douce.

Les coureurs des sables se prosternèrent devant leur nouveau maître.

—  Ça y est, constata Sékari en sueur, les piliers de soutènement sont érigés ! Maintenant, on a une petite chance de s’en sortir.

En s’enfonçant dans la galerie qu’il venait de découvrir, Iker n’avait pas songé que son plafond risquait de s’effondrer. Sans l’intervention de son compagnon, les deux explorateurs seraient morts ensevelis.

—  On n’est pas malheureux, estima Sékari. On ne creuse que depuis quelques jours, et on tombe sur ce boyau au cœur de la roche ! À croire qu’il nous attendait.

—  Quelques piliers supplémentaires ne me paraîtraient pas superflus.

—  Tu as raison : avant de continuer, on étaye.

Horourê fut étonné de voir, une fois de plus, les deux insensés ressortir vivants.

—  Belle trouvaille, chef ! clama Sékari.

—  Des turquoises ?

—  Pas encore, mais une galerie qui mène sûrement au trésor !

La nouvelle fit rapidement le tour du domaine de la déesse Hathor où Gueule-de-travers et les autres réfractaires étaient réduits à des tâches subalternes avant leur retour aux mines de cuivre. À leur amertume s’ajoutait la jalousie.

Depuis le début de leur dangereuse aventure, Iker et Sékari ne se mêlaient plus à leurs ex-collègues. Et ils bénéficiaient de bien meilleurs repas.

Alors que le soleil se couchait, Horourê s’assit en face d’eux.

—  Ni l’un ni l’autre ne manquez de courage.

—  Moi, protesta Sékari, j’ai presque épuisé ma réserve ! Vous ne croyez pas qu’on en a fait assez ?

—  Il me faut la plus belle des turquoises. Tant que vous ne l’aurez pas découverte, votre mission ne sera pas achevée.

—  Je peux vous poser une question ? demanda Iker.

—  Je t’écoute.

—  Connaîtriez-vous deux marins appelés Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant, auriez-vous entendu parler de leur bateau, Le Rapide ?

—  Mon domaine, c’est le désert, pas la navigation. Tâchez de vous reposer : après-demain, vous retournez dans le ventre de la montagne.

 

La caravane s’arrêta au bord du seul oued où coulait encore un peu d’eau. Sous la surveillance des policiers, les marchands déchargèrent leurs ânes qui s’empressèrent d’aller boire.

—  Encore trois jours de marche, estima le guide, et nous atteindrons la frange du Delta. Là-bas, il y a des canaux, des arbres et de l’herbe. Content de sortir enfin de ces solitudes brûlantes ! Cette fois, le voyage m’a paru bien long.

—  Estime-toi heureux d’en être sorti vivant, répliqua le lieutenant de police. L’endroit est de plus en plus dangereux.

—  Des attaques de coureurs des sables ?

—  La dernière fut un vrai massacre.

—  Pourquoi le pharaon n’intervient-il pas plus vigoureusement ?

—  Il faut croire qu’il a d’autres soucis. Mais je suis quand même ici avec une dizaine de patrouilleurs expérimentés.

—  Allons chercher les jarres de réserve. Nous avons mérité un repas copieux.

Chaque guide connaissait les emplacements où, sous la protection magique de petites stèles et d’amulettes, étaient dissimulées des provisions régulièrement renouvelées. Elles servaient d’appoint aux voyageurs fatigués qui avaient mal calculé la quantité de vivres indispensable pour leur parcours.

La stèle était brisée, les amulettes disloquées.

—  Qui a osé faire ça ? s’indigna le lieutenant. Ces barbares ne respectent plus rien !

Le guide s’aperçut que la nourriture avait disparu.

—  Je rédige immédiatement un rapport qui fera du bruit ! promit le gradé. Cette fois, l’armée ratissera la région.

Des hurlements alertèrent les deux hommes.

—  On attaque la caravane !

Le guide tenta de s’enfuir, deux coureurs des sables le rattrapèrent et lui fracassèrent le crâne à coups de bâton.

Le lieutenant, lui, fit face à l’ennemi, mais succomba vite sous le nombre.

Surpris de ne pas être tué, il fut amené devant un homme anormalement grand et maigre, aux yeux rouges.

—  Depuis combien d’années sillonnes-tu le désert ? questionna l’Annonciateur.

—  Plus de dix ans.

—  Alors, tu connais tout de la région. Si tu veux éviter la torture, indique-moi les sites essentiels aux yeux du pharaon et décris-les en détail.

—  Pour quelle raison ?

—  Contente-toi de répondre. Surtout, sois précis.

Le policier évoqua les fortins, les étapes obligées des caravanes, les mines de cuivre et celles de turquoise.

—  La turquoise, répéta l’Annonciateur sur un ton étrange. Une divinité la protège-t-elle ?

—  La déesse Hathor.

—  Se montre-t-elle toujours bienveillante ?

—  Pas lorsqu’elle prend la forme d’une lionne terrifiante qui parcourt la Nubie et dévore les rebelles. Grâce à la turquoise, il est possible de l’apaiser.

—  Le site d’exploitation est-il surveillé ?

—  Des policiers le gardent en permanence.

—  Je n’ai plus besoin de toi, brave soldat, puisque tu n’es pas homme à trahir ton pays.

L’Annonciateur tourna le dos au lieutenant, que Shab le Tordu se chargea d’exécuter.

 

21.

Iker suffoquait, toussait, mais continuait à creuser la galerie menant vers le cœur de la montagne. Après avoir consolidé les piliers de soutènement, Sékari, épuisé, se contentait d’observer son compagnon d’infortune.

—  Ça ne mène nulle part, Iker. À force de jouer avec la chance, on finira écrasés.

—  Ici, la roche est très solide. J’éprouve les plus grandes difficultés à progresser.

—  Toujours pas la moindre turquoise !

Rageur, Sékari frappa la paroi d’un coup de pic.

—  Là, regarde… Tu as brisé une gangue !

Un reflet bleu-vert.

Sékari approcha la mèche de sa lampe, soigneusement préparée pour ne pas fumer.

—  Des turquoises… Ce sont des turquoises ! 

La moue du commandant Horourê ne présageait rien de bon.

—  Ce sont des pierres médiocres, jugea-t-il. Leur couleur est terne, sans vie. Impossible de les rapporter à la cour.

—  Vous avez vous-même signalé que la saison était défavorable à l’extraction, rappela Iker.

—  Une journée de repos, et vous continuez. Je sais que la reine des turquoises se cache dans cette montagne, et il me la faut. Votre liberté est à ce prix.

Surmontant leur déception, Iker et Sékari se remirent au travail. Et l’apprenti scribe eut de la volonté pour deux.

—  J’ai une idée, déclara-t-il.

—  Holà ! Ce ne serait pas une folie, par hasard ?

—  Et si l’on creusait la nuit ? On laisse la lumière lunaire pénétrer dans la galerie et on regarde vivre les parois. Je suis persuadé que la roche ne respire pas de la même manière que dans la journée.

—  Et nous, on dort quand ?

—  Essayons.

Sékari haussa les épaules.

De fait, l’atmosphère était bien différente. Les deux compagnons eurent l’impression de pénétrer dans un sanctuaire où des forces mystérieuses étaient à l’œuvre. Recueillis, ils progressèrent lentement pour atteindre le fond de la galerie.

La lampe de Sékari s’éteignit.

—  Il ne manquait plus que ça ! Je vais en chercher une autre.

—  Attends un peu.

—  Nous sommes dans les ténèbres !

—  Justement pas.

—  Ah… mais tu as raison !

De la paroi émanait une lueur bleue, à la fois intense et douce.

—  On devrait peut-être sortir au plus vite, suggéra Sékari.

—  Donne-moi le petit pic.

Avec précaution, Iker creusa la roche autour de la lueur.

Apparut une magnifique turquoise dont l’éclat émerveilla les découvreurs.

Et le jeune homme y contempla son visage. Au centre de la pierre, la belle prêtresse le regardait, souriante.

 

—  Excellent travail, reconnut le commandant Horourê. Je n’ai encore jamais vu de turquoise de cette qualité.

—  Alors… nous sommes libres ? demanda Iker.

—  La parole donnée ne se reprend pas. Vous partirez pour la vallée du Nil avec la prochaine caravane.

—  Il nous faut des documents destinés à l’administration.

—  Les voici.

Le jeune homme serra contre son cœur la tablette de bois qui lui redonnait un avenir.

—  Un exploit comme le nôtre ne mérite-t-il pas du vin ? suggéra Sékari.

Horourê fit semblant de réfléchir.

—  Tu demandes beaucoup… Mais j’y avais pensé.

Sékari vida trois coupes de suite, puis prit le temps d’apprécier le cru charpenté tout en mangeant comme quatre.

—  Dommage que l’endroit manque de femmes ! Sinon, ce serait le bonheur total. Bientôt, on passera de joyeuses soirées. As-tu une petite amie, Iker ?

—  Je suis à la recherche d’une femme.

—  Une seule ! Où l’as-tu rencontrée ?

—  D’abord près d’un canal, sous un saule.

—  Ah, la déesse qui apparaît aux bouviers ! C’est une vieille légende qui ne manque pas de charme. Mais moi, je te parle d’une vraie femme.

—  Elle existe.

—  Comment ça, elle existe ?

—  Je l’ai rencontrée une deuxième fois.

—  Toujours sous un saule ?

—  Non, lors d’une fête, à la campagne. Et je viens de la revoir une troisième fois, au cœur de la turquoise.

Sékari vida une nouvelle coupe de vin.

—  Tu as beaucoup travaillé, Iker, peu dormi, et toutes ces émotions t’ont troublé. Quelques heures de sommeil te remettront d’aplomb.

—  Je ne connais pas son nom, mais je sais qu’elle est prêtresse.

—  Ah… Plutôt jolie ou plutôt austère ?

—  Il n’existe pas de plus belle femme au monde.

—  Toi, tu as l’air vraiment amoureux ! J’espère que ta prêtresse n’appartient pas au Cercle d’or d’Abydos.

—  De quoi s’agit-il, Sékari ?

—  C’est une expression qu’on employait, entre jardiniers, pour désigner les initiés qui se retirent dans un temple.

—  Tel n’est pas son cas, puisqu’elle participait à la fête en tant que porteuse d’offrandes.

—  Tant mieux pour toi ! Mais j’espère que ce n’était pas sa dernière apparition avant de rejoindre ses collègues.

—  Pourquoi le « Cercle d’or », et pourquoi Abydos ?

—  Là, tu m’en demandes trop ! Abydos est le lieu le plus mystérieux d’Égypte où Osiris ressuscite afin que le pays continue à vivre en harmonie, comme chacun sait. Le reste, ça ne concerne pas des gens comme nous.

—  Crois-tu qu’il soit possible de pénétrer dans ce Cercle ?

—  Pour être franc, je m’en moque complètement ! Et toi aussi, au fond.

—  Comment peux-tu l’affirmer ?

—  Parce que tu as des tâches impérieuses à accomplir ! Ne recherches-tu pas la trace de deux marins qui sont la cause de tes malheurs ?

—  Deux marins, un bateau, un faux policier qui a tenté de m’assassiner, murmura Iker. Et puis le pays de Pount…

—  Ah non, ne te replonge pas dans la légende ! Te rends-tu compte que tu es devenu le plus grand découvreur de turquoise et que ce haut fait sera peut-être relaté au pharaon en personne ?

—  Tu oublies que le commandant du corps expéditionnaire, c’est Horourê. Et c’est lui qui sera considéré comme l’auteur de cet exploit.

—  Là, tu as sans doute raison, reconnut Sékari. Bon, mais on est libres !

—  M’aideras-tu dans mes recherches ?

Le jardinier parut gêné.

—  Tu sais, moi, je suis un garçon paisible qui n’aspire qu’à une vie tranquille, loin des conflits. La bagarre, ce n’est pas mon fort.

—  Je comprends. Donc, nos routes se séparent.

Ivre, Sékari sombra dans un profond sommeil dès qu’il s’allongea sur sa natte. Ne parvenant pas à s’endormir, Iker sortit de la cabane et contempla les étoiles. Pourquoi le destin le manipulait-il ainsi ? Vers où l’entraînait-il ?

Penser à la jeune prêtresse l’apaisait et le faisait souffrir en même temps. Si elle était réellement inaccessible, il ne connaîtrait jamais le bonheur. Mais pourquoi désespérer, alors qu’il pouvait à présent reprendre son métier et sa Quête ? La découverte de la turquoise n’était-elle pas un signe encourageant ? En prenant des risques, en percevant le secret de la montagne, Iker était arrivé au but. En continuant à se comporter ainsi, il décèlerait la piste de ses agresseurs et finirait par savoir pourquoi ils l’avaient choisi comme proie. Et il se persuada que la déesse Hathor le guiderait jusqu’à celle qu’il aimait.

Iker crut entendre un cri étouffé, provenant de l’endroit où aboutissait le principal chemin d’accès au plateau. Là se tenait en permanence une sentinelle.

Le jeune homme marcha dans cette direction, mais son instinct lui interdit de signaler sa présence.

Plusieurs silhouettes se tapirent derrière les rochers.

Tout s’était passé si vite et si silencieusement que la situation paraissait normale.

Mais Iker ne s’était pas trompé : des intrus violaient le territoire de la déesse après avoir supprimé la sentinelle.

Le front brusquement trempé de sueur, il voulut se diriger vers la maison d’Horourê.

D’autres silhouettes lui barrèrent le passage.

Et un cri brisa la quiétude de la nuit.

— À l’attaque, hurla Shab le Tordu, et tuez-les tous !

 

22.

Après avoir supprimé toutes les sentinelles préposées à la surveillance du plateau, les assaillants déferlèrent comme une vague.

Sous le regard tranquille de l’Annonciateur qui n’eut même pas besoin d’intervenir, Shab le Tordu et les coureurs des sables massacrèrent policiers et mineurs.

Alors que le commandant Horourê tentait d’organiser un semblant de résistance, il eut la nuque brisée à coups de pierre par Gueule-de-travers.

—  Tapez dur, les amis, je suis avec vous ! hurla-t-il à l’intention des agresseurs.

Désemparé, Iker voulait se jeter dans la bataille lorsqu’il fut plaqué au sol.

—  Fais le mort, lui ordonna Sékari, ils viennent par ici.

Des bâtons ensanglantés à la main, plusieurs tueurs passèrent auprès d’eux sans leur accorder la moindre attention.

—  Il faut filer d’ici en vitesse !

—  C’est toi, Sékari ?

—  Ai-je tellement changé ? Secoue-toi !

—  Il faut se battre, il faut…

— On n’a aucune chance.

Comme ivre, Iker se laissa entraîner par Sékari.

—  Ton nom ? exigea l’Annonciateur.

—  Gueule-de-travers.

—  Pourquoi nous as-tu aidés ?

—  J’étais condamné à perpétuité dans les mines de cuivre. On m’a transféré ici pour trouver la reine des turquoises.

—  As-tu réussi ?

—  Moi, non. Mais un indicateur de la police, un dénommé Iker, l’a extraite du ventre de la montagne.

—  Où se trouve cette merveille ?

—  Probablement dans la maison du commandant Horourê que j’ai tué de mes mains ! Moi, j’ai pris plaisir à me débarrasser de mes geôliers. Et je vais leur infliger le pire des châtiments, celui qu’ils réservent aux criminels : brûler leurs cadavres.

L’Annonciateur opina du chef.

Pendant que Gueule-de-travers et Shab le Tordu allumaient des bûchers, leur chef pénétra dans la demeure d’Horourê. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’emparer d’un coffret en albâtre où se dissimulait l’admirable turquoise.

Pendant que sa troupe ripaillait, fière de sa première grande victoire, l’Annonciateur présenta la précieuse pierre à la lumière lunaire afin qu’elle se charge d’énergie.

Ainsi cette turquoise devenait-elle une arme décisive sur le chemin de sa conquête.

—  Qui êtes-vous vraiment ? L’interpella Gueule-de-travers, passablement éméché.

—  Celui qui te permettra de tuer un maximum d’Égyptiens.

—  Alors, vous êtes un général !

—  Beaucoup plus que cela. Je suis l’Annonciateur, qui étendra son culte et sa nouvelle religion à la terre entière.

—  Ça me rapportera quoi, à moi ?

—  Mes disciples connaîtront la gloire et la fortune.

—  La gloire, je m’en moque. La fortune, ça m’intéresse.

—  La moitié des turquoises conservées dans le trésor de cette exploitation t’appartiennent.

Gueule-de-travers en saliva.

—  Vous êtes un fameux patron, vous ! Moi, je n’ai pas la tête à commander. À ce prix-là, je vous suis. Mais tâchez de ne pas mollir.

—  Sois sans inquiétude.

—  Ce qui m’ennuie, c’est de ne pas avoir identifié le cadavre de cet Iker. Mais ces charognes brûlent tellement bien qu’on ne reconnaît plus personne. Vous ne buvez pas avec nous ?

—  Il faut bien que quelqu’un garde la tête froide.

Chancelant, Gueule-de-travers se guida à la lueur des brasiers où se consumaient les corps des policiers et des mineurs pour rejoindre la horde vociférante des vainqueurs.

Ni Sékari ni Iker ne se seraient crus capables de courir aussi longtemps. À bout de souffle, ils s’assirent sur des pierres plates.

—  Il ne faut pas s’arrêter, recommanda Sékari. Ces bandits tenteront sûrement de nous rattraper.

—  Qui sont-ils, à ton avis ?

—  Probablement des coureurs des sables. D’ordinaire, ils s’attaquent aux caravanes.

—  Gueule-de-travers les a aidés !

—  Normal, Iker. Son cœur est mauvais.

Ils repartirent et marchèrent jusqu’à épuisement. La soif desséchait leur gorge.

—  Comment trouver l’emplacement des points d’eau ? demanda Iker.

—  Pas la moindre idée.

—  Regardons la vérité en face, Sékari : survivre s’annonce difficile.

—  Elle ne me plaît pas du tout, ta vérité.

—  On aurait sans doute mieux fait de mourir en combattant.

—  Non, puisqu’on est vivants ! Frotte tes amulettes les unes contre les autres et applique-les sur ta gorge.

Iker s’exécuta, la sensation de soif s’atténua.

—  À moi, maintenant.

Moins oppressés, ils continuèrent à s’éloigner du lieu du massacre.

Au milieu du jour, le sable devint tellement chaud qu’il leur brûla les pieds. Ils creusèrent un trou où ils se réfugièrent, le pagne sur la tête afin de se protéger du soleil.

Quand la température baissa, ils repartirent.

La soif était si intense que même les amulettes ne parvenaient plus à la calmer.

Face à eux, une étrange montagne aux reflets dorés.

—  On n’aura pas la force de franchir cet obstacle, constata Sékari.

—  Elle bouge.

—  Qu’est-ce que tu racontes ?

—  La montagne bouge, Sékari.

—  Un mirage… Un simple mirage.

—  Elle avance vers nous.

Attentif, Sékari ne pouvait donner tort à son compagnon.

—  On devient fous, mon pauvre Iker !

Des roches se détachèrent du sommet, roulèrent le long de la paroi et tombèrent sur le sol avec fracas.

—  C’est un tremblement de terre ! s’écria Sékari, ne sachant dans quelle direction s’enfuir.

—  Observe la couleur de la montagne, recommanda Iker, impassible.

Au fur et à mesure que les rochers se brisaient, une teinte bleu-vert apparaissait.

—  C’est Hathor, elle nous protège. Ne bougeons pas d’ici et vénérons-la.

Peu convaincu de la justesse de vues de son compagnon, Sékari s’agenouilla quand même et invoqua la déesse du ciel.

À deux doigts de son pied gauche, une fissure s’ouvrit.

—  L’endroit n’est vraiment pas sûr !

—  Contemple l’œuvre de la déesse.

La montagne entière était devenue turquoise, les bruits inquiétants s’atténuaient.

Alors que la terre cessait de gémir, Sékari jeta un coup d’œil à la fissure. Et ce qu’il y découvrit le stupéfia.

—  On dirait… de l’eau !

Il plongea le bras et le ressortit mouillé.

—  De l’eau, Iker, on est sauvés !

—  Buvons à petites gorgées.

Pour la première fois de son existence, ce liquide parut à Sékari aussi délicieux que du vin. Les deux compagnons s’en aspergèrent, se lavèrent et se désaltérèrent.

—  On n’a pas d’outre, déplora Sékari. Si on s’éloigne de ce point d’eau, on est fichus. En plus, je commence à avoir vraiment faim.

—  Hathor nous protège, rappela Iker. Passons la nuit ici et attendons un autre signe.

—  Si tu bénéficies des faveurs de toutes les déesses, rassure-moi tout de suite !

—  Comme toi, je ne suis qu’un affamé perdu dans ce désert. Mais ce monde n’est-il pas plus mystérieux qu’il n’y paraît ? Si nous savons lire certains messages, nous découvrirons peut-être une issue.

—  Eh bien, dormons.

Alors que Sékari rêvait d’une énorme côte de bœuf grillée aux fines herbes et d’une jarre de bière fraîche, Iker le secoua.

—  Qu’est-ce qui se passe ?… La montagne a encore bougé ?

—  Le soleil vient de se lever. En route, Sékari. Il faut marcher avant qu’il ne fasse trop chaud.

—  Comment, en route ? Moi, je ne m’éloigne pas de ce point d’eau !

—  Ne faisons pas attendre notre guide.

Le jardinier se leva d’un bond et regarda autour de lui.

—  Je ne vois personne !

—  Là-haut, dans le ciel.

Un faucon décrivait de larges cercles au-dessus des deux hommes.

—  Tu te moques de moi, Iker ?

—  Mon vieux maître m’a appris que le nom d’Hathor signifie « Demeure d’Horus [12] ». Et l’incarnation d’Horus est précisément ce faucon que la déesse nous envoie pour nous guider.

—  Le désert t’a définitivement troublé l’esprit !

—  Viens, suivons-le.

—  Mais… le point d’eau ?

—  Il nous en indiquera d’autres.

—  Je préfère rester ici.

—  Tu préfères aussi voir arriver les coureurs des sables ?

L’argument porta. Tout en protestant, Sékari marcha derrière Iker.

—  Ton faucon ne s’occupe pas de nous, mais de sa future proie. Vois, il s’éloigne et nous abandonne !

Mais le faucon revint.

Tantôt il progressait, tantôt il tournait au-dessus de ses protégés.

Au terme de plusieurs heures de marche, ils éprouvèrent de nouveau les brûlures de la soif.

—  Le faucon vient de se poser ! s’écria Sékari en butant dans une pierre.

—  Et toi, tu viens de heurter une petite stèle. Si on creusait ?

Au pied du modeste monument, deux jarres contenant des fruits secs. Un peu plus loin, un point d’eau.

—  Ce n’est pas un festin, estima Sékari, mais on s’en contentera.

 

23.

Voilà longtemps que les deux voyageurs ne comptaient plus les jours. Ils suivaient le faucon qui, après les avoir guidés vers l’est, avait pris la direction du sud. À chaque fois que le rapace se posait, Iker et Sékari trouvaient soit de l’eau, soit de la nourriture, soit les deux. Et ils n’avaient pas croisé la route d’un seul coureur des sables.

Puis le désert devint moins aride, s’égayant d’épineux et de tamaris nains.

Dans un puissant battement d’ailes, le faucon monta vers le soleil et disparut dans l’éblouissante lumière de midi.

—  Notre guide nous abandonne, regretta Sékari.

—  Regarde là-bas : un autre lui succède.

Au sommet d’une colline, une belle gazelle blanche aux cornes en forme de lyre.

—  Un conteur m’a appris qu’elle était l’animal d’Isis et qu’elle permettait à l’égaré de retrouver son chemin, indiqua le jardinier.

La gazelle partit au grand galop.

—  Ce n’était malheureusement qu’une légende !

—  Pas si sûr, objecta Iker.

—  Tu ne l’as pas vue décamper ?

—  Suivons ses traces, dans le sable. Elle nous attend peut-être plus loin.

Iker ne se trompait pas.

L’aérien quadrupède s’amusa à disparaître et à réapparaître, leur offrant le spectacle de bonds prodigieux et de courses folles, sans laisser trop longtemps dans l’angoisse les deux humains dont il avait la charge.

Le paysage changeait, le désert reculait, la végétation devenait plus abondante.

—  Si mon intuition est juste, prophétisa Sékari, nous approchons des plateaux dominant la vallée du Nil. Comme ces creux et ces bosses ont du charme ! Ici, les plantes surgissent à la moindre pluie. Bientôt, nous verrons des balanites et des acacias. Tu te rends compte : on a survécu au désert !

—  Grâce à Hathor, au faucon et à la gazelle, rappela Iker.

—  Je vais retourner à mes jardins. Et toi, si tu oubliais le passé ?

—  Non seulement je ne l’oublie pas, mais encore ne dois-je pas négliger une nouvelle tâche : retrouver la reine des turquoises. C’est elle qui m’a permis de revoir la femme que j’aime. Sans doute cette pierre m’aidera-t-elle encore.

—  Les coureurs des sables l’ont sûrement volée, Iker ! Si, par malheur, tu croises leur chemin, ils te tueront. De très jolies femmes, il en existe des milliers !

L’apprenti scribe se figea, puis obligea Sékari à s’accroupir.

—  Une vingtaine d’hommes avec des arcs et des chiens… Ils viennent vers nous.

—  Sûrement des chasseurs.

Encore inconsciente du danger, la gazelle mastiquait de l’herbe tendre.

Iker se releva et fit de grands gestes.

—  Va-t’en, va-t’en vite !

À peine l’animal détalait-il que retentirent des aboiements.

Une flèche siffla à l’oreille d’Iker, et un ordre claqua, très sec.

—  Ne bouge plus ou je t’abats !

En position, l’archer ne plaisantait pas.

Il fut bientôt rejoint par ses collègues et une meute plutôt nerveuse. Sékari n’avait même pas tenté de s’enfuir.

—  On est des honnêtes gens ! affirma-t-il.

—   Plutôt des coureurs des sables qui chassent notre gibier, jugea un officier mal rasé et le buste couvert de cicatrices, souvenirs d’un fauve récalcitrant. Dans la province de l’Oryx [13] c’est un délit sévèrement puni. Et comme vous nous avez agressés, on a été obligés de tirer. Légitime défense. Mais je vous laisse une petite chance : courez aussi vite que vous le pourrez. On vous ratera peut-être.

—  On ne courra pas, décida Iker. Nous venons d’échapper à des assassins qui ont dévasté le domaine de la turquoise et nous n’imaginions pas tomber sous les coups de barbares plus cruels encore.

Plusieurs chasseurs parurent gênés.

—  Nous ne sommes pas des barbares, protesta l’un d’eux, mais des soldats de la milice du désert au service du chef de province Khnoum-Hotep. Notre rôle consiste à protéger les routes de caravanes et à lui rapporter du gibier. Toi, qui es-tu ?

—  Iker, apprenti scribe. Et mon compagnon est le jardinier Sékari.

—  Balivernes ! Trancha l’officier. Vous êtes des espions et des voleurs. Si vous refusez de vous éloigner, je vous égorge ici et maintenant.

—  Tes subordonnés t’accuseront de crime.

L’officier sortit son poignard du fourreau, mais un soldat lui bloqua le bras.

—  Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi. C’est au chef de la province de décider. Nous, on se contente de lui amener ces deux suspects.

Quand les quatre porteurs posèrent la chaise à haut dossier inclinable dans laquelle était installé Khnoum-Hotep, ils poussèrent un soupir de soulagement. Corpulent, musclé et gros mangeur, le chef de la riche province de l’Oryx pesait son poids. Comme il disposait de trois chaises à porteurs aux flancs décorés de fleurs de lotus et qu’il se déplaçait beaucoup, le véhiculer n’était pas une sinécure.

Dès qu’il mit le pied par terre, ses trois chiens de chasse, un mâle très vif et deux femelles rondouillardes, se précipitèrent vers lui.

—  Voilà plus d’une matinée qu’on ne s’est pas vus, mes amours !

Le mâle se dressa et posa ses pattes avant sur les épaules de son maître. Jalouses, les femelles jappèrent. De longues caresses les rassurèrent.

—  Ont-ils été correctement nourris ? demanda Khnoum-Hotep à son porteur de parasol.

—  Oh oui, seigneur !

—  Tu ne mens pas, j’espère ?

—  Bien sûr que non ! D’ailleurs, ils n’ont rien laissé.

—  Ce soir, ils mangeront du lièvre en sauce, comme moi. Ne pas choyer ses chiens, c’est insulter les dieux.

À l’idée du festin, les trois chiens qui connaissaient parfaitement l’expression « lièvre en sauce » se léchèrent les babines. Puis ils suivirent leur maître quand il pénétra dans le luxueux palais de sa capitale[14], lieu de naissance de Khéops, le bâtisseur de la plus grande des pyramides du plateau de Guizeh.

Après avoir inspecté l’un des riches domaines agricoles où les paysans travaillaient dur mais bénéficiaient d’excellents revenus, Khnoum-Hotep aimait s’asseoir dans un fauteuil à haut dossier. Composé de deux grandes plaques de bois réunies au sommet et fixées dans le siège, il supportait sans grincer la masse du plus fortuné des chefs de province. Grâce à ses qualités de gestionnaire, ses sujets connaissaient une remarquable aisance. Et il n’était pas question qu’un pharaon, s’appelât-il Sésostris, s’immisçât dans ses affaires. Au cas où le monarque installé à Memphis tenterait un coup de force, il se heurterait à une farouche opposition.

Un serviteur apporta une cuvette évasée, un autre un broc en cuivre pourvu d’un bec allongé. Ce dernier versa de l’eau sur les mains de Khnoum-Hotep qui se les lavait longuement plusieurs fois par jour, avec un savon végétal.

Puis lui fut offert son onguent préféré, à base de graisse purifiée, cuite dans du vin aromatisé. S’en dégageait une odeur suave qui écartait les insectes.

Sans qu’il eût besoin d’en donner l’ordre, son échanson lui présenta une splendide coupe recouverte de feuilles d’or dont le décor représentait des pétales de lotus. Elle contenait le breuvage préféré du maître des lieux, un savant mélange de trois vins vieux qui redonnaient de la vigueur.

—  Désolé de vous importuner, seigneur, mais le commandant d’une des patrouilles du désert souhaiterait vous voir au plus vite.

—  Qu’il vienne.

L’officier s’inclina bien bas.

—  J’ai arrêté deux individus dangereux. Ils chassaient sur vos terres et nous ont agressés. Sans mon intervention, mes hommes les auraient abattus. Comment souhaitez-vous que je les élimine, seigneur ?

—  Sont-ils des coureurs des sables ?

—  Difficile à dire, je…

—  Pour un professionnel de ton expérience, voilà un jugement bien flou ! Amène-les-moi.

—  Ce n’est pas nécessaire, ils…

—  C’est moi qui décide de ce qui est nécessaire.

Les mains liées derrière le dos, Iker et Sékari furent présentés au chef de la province de l’Oryx.

—  Je donne du pain à l’affamé, de l’eau à l’assoiffé, un vêtement à celui qui est nu, une barque à celui qui n’en possède pas, affirma l’imposant personnage, mais je châtie durement les criminels.

—  Seigneur, déclara Iker avec gravité, nous ne sommes pas des bandits mais des victimes.

—  Tel n’est pas l’avis de l’officier qui vous a interpellés.

—  J’ai fait fuir une gazelle parce qu’elle était la messagère d’une déesse qui nous a sauvé la vie.

—  Ce gredin est un fou ou un menteur ! s’exclama le commandant.

—  Détache les prisonniers et retire-toi, ordonna Khnoum-Hotep.

—  Seigneur, votre sécurité…

—  Je m’en occuperai moi-même.

Sékari n’en menait pas large, Iker restait serein.

—  Maintenant, mes gaillards, la vérité ! Vous êtes sur mon territoire et je veux tout savoir.

—  Nous étions employés dans les mines de turquoise de la déesse Hathor, révéla Iker.

—  Comme spécialistes ou détenus ?

—  Comme détenus transférés des mines de cuivre.

—  Alors, vous êtes bien des criminels !

—  J’ai été condamné à un an de travaux forcés pour m’être opposé à un percepteur malhonnête.

—  Et toi ? demanda Khnoum-Hotep à Sékari.

—  Moi aussi, seigneur, bredouilla le jardinier.

—  Vous avez tort de me prendre pour un naïf !

—  Mon ami et moi avons été chargés d’explorer la montagne pour découvrir la reine des turquoises, poursuivit Iker sans se troubler. Comme nous avons mené à bien cette tâche périlleuse, nous avons été libérés.

—  Et tu possèdes la preuve de ce que tu avances, bien entendu ?

—  La voici, seigneur.

Iker sortit de son pagne la tablette de bois signée d’Horourê qui faisait de lui et de Sékari des hommes libres, lavés de leurs fautes.

Khnoum-Hotep la lut avec attention, la mordilla, tenta de la gratter.

—  Ça m’a l’air authentique.

Le chef de province avait entendu parler de cet Horourê, un fidèle de Sésostris, spécialiste renommé des contrées désertiques. À l’évidence, ce jeune homme fier et décidé ne mentait pas.

—  La reine des turquoises, qu’est-elle devenue ?

—  Le domaine de la déesse a été attaqué par une bande armée qui a reçu l’appui d’un prisonnier, Gueule-de-travers. Il a assassiné Horourê, les policiers et les mineurs ont été massacrés, leurs cadavres brûlés. Sans doute sommes-nous les seuls survivants.

—  Iker voulait se battre, intervint Sékari, mais c’eût été un suicide ! C’est pourquoi nous nous sommes enfuis.

—  Et vous avez traversé le désert sans eau ni nourriture ?

Iker ne dissimula rien des miracles successifs qui leur avaient permis de survivre.

La sincérité du jeune homme était si évidente que Khnoum-Hotep ne mit pas en doute son récit, d’autant plus que les divinités intervenaient fréquemment dans le désert.

Pour la première fois, les coureurs des sables avaient osé s’attaquer aux mines de turquoise pourtant placées sous la protection du pharaon.

Mais il ne revenait pas au chef de la province de l’Oryx d’alerter Sésostris. D’autres finiraient bien par le prévenir que son autorité était battue en brèche. Ainsi le monarque, affaibli, serait-il occupé à des tâches plus pressantes qu’une confrontation avec les grands dignitaires hostiles à l’extension de son pouvoir.

—  Que savez-vous faire, l’un et l’autre ?

—  Je suis jardinier, répondit Sékari.

—  Et moi, apprenti scribe.

—  Ma province est riche parce qu’on y travaille beaucoup, précisa Khnoum-Hotep. Un jardinier de plus ne me sera pas inutile. Mais je n’ai pas besoin d’un scribe supplémentaire.

 

24.

—  En revanche, reprit Khnoum-Hotep, il me faut davantage de soldats pour que ma milice puisse repousser n’importe quel agresseur. Puisque tu es jeune et en bonne santé, ta place est toute trouvée.

—  Je veux être scribe, seigneur, pas soldat.

—  Écoute-moi bien, petit. Les dieux m’ont confié une mission : faire de cette province la plus prospère du pays. Ici, les veuves ne manquent de rien, les jeunes filles sont respectées, chacun mange à sa faim, personne ne mendie. Les faibles ne sont pas défavorisés par rapport aux grands, il n’existe aucun conflit entre les riches et les gens modestes. Pourquoi ? Parce que je suis le pilier de cette contrée, quelles que soient les difficultés. Lors des mauvaises crues, j’ai indemnisé moi-même les cultivateurs et annulé les arriérés d’impôts. Plus on taxe, plus on supprime l’initiative. Ni les fraudeurs ni les fonctionnaires corrompus n’ont droit de cité sur mon territoire. Mais rien n’est plus fragile que ce bonheur-là ! Aujourd’hui se profile un danger qui a pour nom Sésostris. Tôt ou tard, il tentera de s’emparer de ma province. Ou bien tu es avec moi, ou bien contre moi. Si tu veux bénéficier de mon accueil, deviens l’un de mes soldats. Ce que tu apprendras, tu ne le regretteras pas.

Khnoum-Hotep s’étonnait lui-même d’avoir exposé tant d’arguments pour convaincre ce jeune inconnu ! D’ordinaire, il se contentait de donner des ordres et ne supportait pas les contradicteurs.

— Je vous fais confiance, seigneur. 

Une fois de plus, le Trésorier Médès s’était fait passer pour un généreux donateur. Le grand prêtre du temple de Ptah l’avait chaleureusement remercié, sans se douter que l’offrande provenait d’un détournement de denrées alimentaires. Mais Médès se heurtait toujours à la porte hermétiquement fermée du temple couvert. Et il lui fallait bien admettre qu’il ne parviendrait pas à acheter ceux qui en détenaient la clé.

Quel procédé utiliser pour connaître enfin le secret des sanctuaires ? Le haut dignitaire remit ce souci à plus tard, car la capitale bruissait de murmures non dépourvus d’intérêt. Sésostris aurait décidé d’entreprendre une véritable reconquête des provinces, en commençant par celle du Cobra sur laquelle régnait le vieil Ouakha.

A priori, le monarque n’avait aucune chance de réussir ; néanmoins, cette démarche ne devait pas être prise à la légère, car la forte personnalité de Sésostris ne reculerait pas devant l’obstacle.

Or la fortune de Médès dépendait, en grande partie, de ses excellentes relations avec les chefs de province qu’il informait, par personnes interposées, de ce qui se passait à la cour. À l’exception de son âme damnée, Gergou, personne ne savait qui était réellement Médès et ce qu’il ne cessait de fomenter dans l’ombre.

Depuis quelque temps, il éprouvait la plus grande peine à vérifier des rumeurs qui se contredisaient. À l’évidence, Sésostris avait repris en main une bonne partie des courtisans et entretenait lui-même cette confusion pour mieux progresser sur le chemin qu’il s’était tracé.

Si le monarque parvenait à déclencher une véritable tourmente, Médès ne serait-il pas emporté ?

Une seule solution pour éviter ce désastre : supprimer son auteur.

Mais l’assassinat d’un roi ne s’improvisait pas, surtout lorsqu’il était protégé par un policier aussi efficace que Sobek, lequel se méfiait de tout le monde, même et surtout des proches du souverain. Aussi Médès ne pouvait-il commettre la plus petite imprudence.

Compter sur le hasard était utopique. À lui de mettre au point une stratégie qui lui permettrait de ne frapper qu’à coup sûr. 

L’instructeur faucha les jambes d’Iker, qui tomba lourdement à plat dos.

—  Manque d’attention, mon garçon ! Relève-toi et tâche de me frapper au ventre.

La tentative se solda par un cuisant échec, et le jeune homme se retrouva au sol, avec des bleus supplémentaires.

—  Je vais avoir du travail… Mais avec de la bonne volonté, tu finiras par savoir te battre.

Iker serra les dents et repartit à l’assaut, sachant qu’il mettrait des semaines, voire des mois, avant d’égaler les jeunes recrues qui se moquaient de lui.

D’abord, ne pas se plaindre du destin qui l’avait amené ici et tirer le maximum d’enseignements de cette situation ; ensuite, observer sans relâche les plus aguerris et les imiter.

Au lieu de l’affaiblir, le fait de n’avoir ni ami ni allié décupla son énergie. Ne pouvant compter que sur lui-même, Iker puisa dans la solitude la force de se concentrer sur ce nouvel apprentissage et uniquement sur lui.

Du tour de hanche au passement de jambe, il assimila de nombreuses prises tout en rectifiant ses erreurs. Il comprit que la rapidité était plus importante que la brutalité et qu’il était possible de retourner contre l’agresseur sa propre violence.

L’instructeur n’était pas plus bavard qu’Iker. Avare d’explications et de commentaires, il lui faisait cent fois répéter le geste juste, quelle que fût la souffrance ou la fatigue. Et comme son élève n’émettait jamais la moindre protestation, il le traitait encore plus durement que ses camarades.

—  Demain, annonça-t-il, éliminatoires en vue de la course de fond. Vous vous battrez à mains nues. Seuls ceux qui auront remporté deux victoires seront retenus.

Le premier adversaire d’Iker était plus grand et plus costaud que lui.

—  Viens, mon bonhomme, que je t’écrase !

Iker mit un genou à terre.

—  Ah, tu te déclares vaincu sans combattre ! Ça ne m’étonne pas. Seuls les gars de notre province sont capables d’être de bons guerriers.

—  Pourtant, ce n’est pas ton cas.

—  Qu’est-ce que tu oses dire ?

Le costaud se précipita, les poings fermés en avant. Iker se décala, tendit la jambe pour le faire chuter, le renversa en arrière et lui bloqua le cou avec le bras droit.

Quand le vaincu frappa la terre de la main gauche, l’instructeur ordonna à Iker de relâcher sa prise.

Le second adversaire était moins stupide. Il attaqua à l’improviste et réussit à passer son bras droit sous la cuisse droite d’Iker pour tenter de la soulever. Mais le jeune homme tint bon, se dégagea, passa derrière le lutteur avec une vivacité inattendue et l’agrippa par les chevilles. Le vaincu s’écroula sur sa face, le vainqueur le plaqua au sol tout en l’étranglant.

—  Deux victoires, c’est bon. Va boire et manger.

Une cinquantaine de jeunes miliciens s’élança. Bien que l’instructeur ait parlé d’une course d’endurance, certains partirent trop vite, désireux d’éblouir leurs camarades. Iker parut à la traîne, mais il bénéficia de l’expérience acquise lors de son éprouvante marche dans le désert. Sans forcer l’allure, il dépassa un à un ses concurrents, surpris lui-même par sa résistance.

Le lendemain, l’épreuve recommença, plus exigeante encore.

—  Les meilleurs d’entre vous doivent couvrir une centaine de kilomètres en huit heures[15], annonça l’instructeur. La plupart des messages partent par bateau, mais les facteurs militaires seront parfois obligés d’emprunter les chemins de terre. Je veux donc des hommes bien préparés.

En courant sur un rythme de plus en plus élevé, Iker ne cessait de songer au visage sublime qu’il avait contemplé dans la reine des turquoises. Comment un signe aussi extraordinaire ne lui aurait-il pas donné confiance ? Il la retrouverait, elle, et ceux qui l’avaient condamné à mort.

Lorsqu’il aperçut, au dernier moment, les morceaux de silex coupants répandus sur la piste, il eut le réflexe de se jeter de côté, dévala une pente et termina sa chute contre le tronc d’un tamaris. À moitié assommé, il venait d’éviter le pire, car de profondes blessures aux pieds l’auraient immobilisé pour une longue période.

Après avoir repris ses esprits, Iker combla peu à peu la distance qui le séparait de l’homme de tête, un fils de milicien qui le détestait et ne cessait de le dénigrer auprès de ses camarades.

Au moment où il le dépassait, l’autre tenta de le déséquilibrer d’un coup d’épaule. Iker esquiva.

—  Pour les silex, je ne dirai rien à l’instructeur. On réglera cette affaire entre nous, à la caserne. 

—  Les meilleurs manieurs de bâton sont les Nubiens, révéla l’instructeur. C’est de l’un d’eux que j’ai appris les techniques que je vous enseigne. Vous allez les mettre en pratique lors d’un combat pendant lequel vous ne retiendrez pas vos coups. Il me faut deux volontaires.

—  Moi, dit Iker, sachant qu’il provoquerait la réaction du fils de milicien.

De fait, ce dernier sauta sur l’occasion.

Les deux adversaires étaient de même taille et de même force mais, selon son habitude, Iker misa sur la vivacité. Il laissa croire à l’autre, furibond, qu’il redoutait ses assauts et le contraignit à s’épuiser dans une série de moulinets et d’attaques inefficaces.

Avec son bâton rigide et léger, Iker ne frappa qu’une seule fois, au milieu du front.

L’autre tomba d’une masse.

L’instructeur l’examina.

—  Quand il se réveillera, il souffrira d’un solide mal au crâne.

—  J’aurais pu frapper plus fort.

—  Je ne te reconnais plus, Iker.

—  Je ne supporte pas les lâches.

L’instructeur regarda son élève en coin.

—  Rien à ajouter ?

—  L’affaire est réglée.

—  J’aime autant ça, Iker. Ce qui se passe entre soldats ne m’intéresse pas, pourvu qu’ils soient disciplinés, compétents et courageux. Il te manque encore la pratique du saut.

Au début, la corde tendue entre deux piquets n’était pas très haute. Mais elle s’éleva tellement qu’elle parut infranchissable. Et il fallut autant de technique que de volonté pour l’apprivoiser et ne pas se cabrer devant l’obstacle. À ce jeu-là aussi, Iker se révéla le meilleur.

Une jolie brune d’une quarantaine d’années s’approcha de l’instructeur.

—  Dame Téchat ! Que nous apportez-vous de bon ?

—  Du fromage et des légumes. Dis-moi, comment s’appelle ce jeune homme ?

—  Iker.

—  Est-il originaire de notre région ?

—  Non, mais c’est une excellente recrue. J’en ferai sûrement un officier.

La femme d’affaires, Trésorière de la province, eut un sourire énigmatique. De son point de vue, cet Iker méritait mieux.

 

25.

Lorsque la première pierre du sanctuaire de Sésostris fut posée, à l’issue du rituel de fondation dirigé par le monarque en personne, l’un des rameaux de l’acacia reverdit.

Aucun autre, malheureusement, ne l’imita. Néanmoins, l’espoir renaissait et la voie était tracée : bâtir un nouveau temple et une nouvelle demeure d’éternité afin de lutter contre les ténèbres qui menaçaient d’envahir le domaine d’Osiris.

Sésostris avait vérifié la qualité des matériaux et s’était entretenu avec chacun des artisans. Il fallait faire au plus vite, certes, mais pas au détriment de la puissance de l’œuvre.

Et dès le début du chantier, la nouvelle équipe de ritualistes nommée par le porteur de la palette en or s’était, elle aussi, mise au travail.

Le prêtre chauve préservait les archives sacrées de la Maison de Vie où nul ne pouvait pénétrer sans son accord. Celui chargé de veiller sur l’intégrité du grand corps d’Osiris ne se montrait pas moins vigilant et vérifiait plusieurs fois par jour les scellés posés sur la porte de la tombe divine. Quant au ritualiste qui voyait les secrets, il célébrait, au nom de Pharaon, les rites quotidiens en compagnie du porteur de la palette. Grâce à la magie du Verbe, le lien avec l’invisible était maintenu. En vénérant les ancêtres et les êtres de lumière, le Serviteur du ka contribuait efficacement à le renforcer ; et celui qui versait quotidiennement la libation d’eau fraîche sur les tables d’offrande rendait actives les substances subtiles cachées dans la matière afin que les divinités s’en nourrissent et protègent Abydos.

Tous avaient pleinement conscience de l’importance de leur tâche. Eux, les permanents, organisaient le travail des temporaires, dûment filtrés par les forces de l’ordre. Chacun avait été interrogé, ses déclarations vérifiées. À la moindre faute, un prêtre temporaire serait exclu du domaine d’Osiris. La gravité de la situation n’autorisait aucun laxisme. La même rigueur s’appliquait aux sept prêtresses musiciennes, d’origines diverses puisque se côtoyaient une haute personnalité de la cour et une fille de paysan. L’une d’elles était si belle et si recueillie que même le vieux porteur de la palette ne restait pas insensible à son charme. Qui n’aurait souhaité être le père d’une telle jeune femme, si lumineuse que son regard offrait joie et espérance ? Sans nul doute, elle serait un jour initiée aux grands mystères et n’aurait plus à remplir la fonction de porteuse d’offrandes lors des fêtes célébrées dans le monde extérieur. Mais pour atteindre la condition de ritualiste permanent, surtout à Abydos, il fallait connaître tous les degrés de la hiérarchie et parcourir toutes les étapes menant au temple couvert. Telle était la Règle depuis l’origine, telle elle demeurerait.

Entièrement dévoué à sa fonction, ragaillardi par la mission que lui avait confiée le pharaon et bien décidé à lutter contre les ténèbres jusqu’à sa dernière heure, le vieux prêtre ne percevait pas un danger inattendu.

L’un des permanents, un grand échalas au visage ingrat et au nez proéminent, n’était pas satisfait de son sort. Il passait pour un être épris de spiritualité, illusion qui l’avait berné lui-même avant que sa véritable nature ne se révèle : le goût du pouvoir. Pas celui d’un roi exposé aux événements et à mille et une contraintes, mais le pouvoir occulte exercé dans l’ombre.

Les années passant, il avait perçu toute l’importance d’Abydos et des mystères d’Osiris. L’existence même de l’institution pharaonique en dépendait. C’était sur ce domaine-là qu’il fallait régner, car il abritait les secrets de la vie et de la mort.

Issu d’une école de géomètres et de mathématiciens, glacé comme un vent d’hiver, il avait prévu de succéder au doyen et de devenir le supérieur des prêtres. Cependant, l’irruption de Sésostris et la réorganisation du collège des ritualistes avaient anéanti ses plans. Suprême déception, le porteur de la palette en or ne lui avait confié qu’une fonction qu’il jugeait subalterne, bien éloignée de celle qu’il espérait. Certes, il appartenait au sommet de la hiérarchie, mais il voulait davantage.

Ce maudit Sésostris était le responsable de cette déception et de sa rancœur, chaque jour plus intense. Mais comment se débarrasser de lui et obtenir ce qui lui était dû ?

Pour la troupe de l’Annonciateur, qui s’élevait à plus de deux cents hommes, la traversée de la zone marécageuse avait été particulièrement éprouvante, en raison de la chaleur humide et des agressions incessantes des insectes. Deux hommes étaient morts à la suite de morsures de serpents, un autre avait été emporté par un crocodile. Toutefois rien n’entamait la détermination du guide suprême qui n’hésitait jamais sur la direction à prendre.

Il fallut s’engager dans une forêt de joncs à moitié inondée et marcher dans la boue. Mais l’on évitait ainsi de croiser des soldats de Sésostris et l’on festoyait chaque soir en dégustant du poisson grillé.

Malgré les velléités de Shab le Tordu et de Gueule-de-travers, l’Annonciateur leur interdit de piller les rares villages de pêcheurs près desquels ils passèrent.

—  On n’en aurait pas pour longtemps, protesta Gueule-de-travers.

—  Le butin serait dérisoire, et nous ne devons laisser

aucune trace. L’attaque du domaine d’Hathor n’était qu’une mise en jambes. Bientôt, nous frapperons plus fort.

—  Peut-on savoir où nous allons ?

—  Au-delà des Murs du Roi. C’est la raison pour laquelle il faut prendre autant de précautions et nous aventurer dans des zones réputées infranchissables.

—  Vous ne comptez quand même pas prendre d’assaut les fortins égyptiens !

Chacun avait entendu parler du système défensif mis en place par le premier des Sésostris pour consolider la frontière nord-est du pays et repousser toute tentative d’invasion. Reliés entre eux par signaux optiques, les nombreux postes de garde et de contrôle abritaient des archers autorisés à tirer sur quiconque prendrait le risque de forcer le passage.

—  C’est encore trop tôt, reconnut l’Annonciateur, mais notre heure viendra. Les Murs du Roi donnent à l’Égypte un illusoire sentiment de sécurité.

—  Tout de même, objecta Shab le Tordu, ils sont tenus par de vrais soldats et…

—  Continue à me faire confiance, et tout ira bien. Premier objectif : franchir la frontière sans être repérés. Ensuite, nous prendrons contact avec nos nouveaux alliés.

—  De qui parlez-vous, seigneur ?

—  Des Asiatiques et des Bédouins qui vivent à l’étroit dans le pays de Canaan et sont persécutés par l’administration égyptienne. Sans cesse humiliés, ils ne songent qu’à se révolter mais redoutent une répression sanglante. Ils n’attendent qu’un chef : moi, l’Annonciateur.

Shab le Tordu était fasciné. Et même si Gueule-de-travers prenait son chef pour un fou, il le croyait capable d’organiser une belle série de pillages qui rendraient riches ses partisans. Encore fallait-il, en effet, franchir les Murs du Roi sans se faire prendre et, là, le rescapé des mines de cuivre n’y croyait pas.

Gueule-de-travers se trompait.

Sans impatience, l’Annonciateur envoya plusieurs éclaireurs pour repérer le point de passage le moins surveillé. Cette tâche menée à bien, il observa plusieurs jours durant le comportement des soldats et des douaniers égyptiens. Au beau milieu d’une nuit sans lune, il réveilla ses fidèles et leur ordonna de le suivre.

Dans un parfait silence, ils longèrent l’arrière du fortin qu’aucune sentinelle ne surveillait.

—  Le patron, reconnut Gueule-de-travers, c’est quelqu’un !

—  Quand on a la chance d’en trouver un comme ça, approuva Shab le Tordu, il ne faut plus le lâcher.

—  Côté butin, n’est-il pas trop gourmand ?

—  Il s’en moque. Es-tu d’accord pour prélever le maximum à deux, en tant qu’adjoints directs de l’Annonciateur, et répartir le reste ?

—  Ça me convient. S’il y a un râleur, je lui brise les reins. Donner l’exemple, rien de tel ! Mais dis donc… le patron, lui, qu’est-ce qu’il cherche ?

—  Son obsession, c’est le règne de la vérité absolue et définitive dont il est le seul dépositaire et qu’il faut imposer à l’humanité entière. Ou bien on se soumet, ou bien on meurt. Et son principal adversaire, c’est le pharaon, parce qu’il refuse ce dogmatisme.

—  T’es drôlement savant, le Tordu !

—  À force d’écouter l’Annonciateur, je répète ce qu’il dit.

—  Moi, je m’en moque ! L’important, c’est qu’il soit un bon chef de guerre et qu’il impose sa foi nouvelle par l’épée et par le sang. Plus on tuera d’Égyptiens, plus on sera riches.

Quand l’Annonciateur rencontra les premiers Asiatiques propriétaires de troupeaux, il se présenta aussitôt comme l’adversaire résolu de Sésostris et obtint l’oreille attentive des chefs de clan. Il accepta le jeu obligatoire des longs palabres qui ne débouchaient sur rien, mais obtint ce qu’il désirait : s’entretenir avec leur supérieur occulte, un vieux Bédouin aveugle à barbe blanche dont la haine envers les Égyptiens ne cessait de croître. Il coordonnait les agressions contre les caravanes mal protégées et faisait exécuter les Cananéens suspectés d’intelligence avec l’ennemi.

À peine l’Annonciateur était-il entré dans la chambre austère où le vieillard demeurait cloué dans un fauteuil que le barbu eut un sourire extatique.

—  Enfin, te voilà ! Je t’espérais depuis si longtemps… Moi, je ne suis capable que de piqûres d’insectes. Mais toi, tu vas déclencher la foudre et le carnage ! Il faut mettre fin à la loi de Maât et au règne de son fils, le pharaon.

—  Que me recommandes-tu ?

—  Une guerre frontale est perdue d’avance. Avec quelques fidèles prêts à donner leur vie en échange de notre cause, sème la terreur sur le territoire égyptien. Que des opérations ponctuelles fassent un maximum de victimes et répandent la panique parmi la population. Sésostris en sera rendu responsable, et son trône se disloquera.

—  Je suis l’Annonciateur et j’exige l’obéissance absolue des combattants que tu mettras à ma disposition.

—  Elle t’est acquise ! Mais il te faudra en former beaucoup d’autres. Laisse-moi toucher tes mains.

L’Annonciateur s’approcha.

—  C’est étrange… On jurerait des serres de faucon ! Tu es tel que je le rêvais, féroce, impitoyable, indestructible !

—  Si tu en avais eu les moyens, où aurais-tu commencé la conquête ?

—  Sans hésitation, à Sichem[16] ! Il n’y a là qu’une petite garnison égyptienne. La population sera facile à embraser, la victoire spectaculaire.

—  Ce sera donc Sichem.

—  Appelle mes serviteurs et demande-leur de me transporter sur le seuil de ma maison. Que tous les partisans de la lutte armée se rassemblent.

Avec une véhémence stupéfiante pour un homme de son âge, l’aveugle prêcha la guerre totale contre l’Égypte et présenta l’Annonciateur à la fois comme son successeur et le seul chef capable de mener ses partisans à la victoire.

Puis, dans un ultime spasme de haine, il mourut.

 

26.

La petite ville de Sichem était endormie sous le soleil, et la garnison égyptienne vaquait mollement à ses occupations quotidiennes parmi lesquelles l’exercice ne tenait qu’une faible place. Après une dizaine d’années passées dans ce coin perdu, le commandant ne tentait plus de s’opposer aux trafics incessants de la population locale. Les responsables des grandes familles, qui comptaient un nombre incalculable d’enfants, s’arrangeaient entre eux. On se volait, on s’assassinait un peu, on réglait ses comptes en se frappant dans le dos, mais sans causer de troubles à l’ordre public. Sur ce point, le commandant se montrait intraitable : acceptant de ne rien savoir, il ne voulait rien voir.

Sur le terrain de la fiscalité, il avait également renoncé. Les Cananéens mentaient tellement qu’il ne parvenait plus à distinguer le vrai du faux. Et il ne disposait pas d’un nombre suffisant de vérificateurs. Il se contentait donc d’un prélèvement minimum sur les récoltes qu’on voulait bien lui montrer. Chaque fois, la même comédie : ses administrés se plaignaient de la chaleur, du froid, des insectes, du vent, de la sécheresse, de l’orage et de cent autres calamités qui les réduisaient à la misère. L’officier n’écoutait même plus ce discours si ennuyeux qu’il aurait endormi l’insomniaque le plus récalcitrant.

Chaque jour, il priait le dieu Min, dont la chapelle avait été construite au nord de la caserne, pour qu’il lui permette de retourner au plus tôt en Égypte. Il rêvait de revoir son village natal du Delta, de faire la sieste dans la palmeraie que longeait un canal où l’on se baignait pendant la saison chaude et de pouvoir s’occuper de sa vieille mère qu’il n’avait pas revue depuis trop longtemps.

Avec persévérance, il écrivait à Memphis afin de réclamer sa mutation, mais la hiérarchie militaire semblait l’avoir oublié. Prenant son mal en patience, l’officier s’était aménagé une existence paisible où la bière forte, souvent de qualité médiocre, tenait le premier rôle.

—  La caravane du Nord est arrivée, l’avertit son adjoint.

—  Pas d’incident à signaler ?

—  Je n’ai pas encore procédé à l’inspection.

—  Oublie-la.

—  Mais le règlement…

—  Les Cananéens feront le travail à notre place. Eux, ils s’entendent bien avec les caravaniers syriens.

—  Ils vont truquer les bordereaux de livraison, tricher sur la quantité des produits et…

—  Comme d’habitude, rappela le commandant. Il paraît que tu t’es amouraché d’une indigène ?

—  On se fréquente, c’est vrai.

—  Jolie ?

—  Attirante et très douée.

—  Ne l’épouse pas. Les filles d’ici obéissent plus à leur clan qu’à leur mari, qu’elles finissent toujours par dévorer.

—  L’un de nos vigiles m’a signalé un début d’agitation à l’entrée sud de la ville.

Le commandant sortit brusquement de sa torpeur.

—  Tu plaisantes ?

—  Je n’ai pas vérifié non plus.

—  Ça, tu t’en occupes immédiatement ! Un contrat est un contrat. Si les Cananéens l’ont oublié, je vais le leur rappeler.

Deux heures plus tard, l’adjoint n’était pas revenu.

Saisi d’un mauvais pressentiment, le commandant ordonna à la garnison de prendre les armes et de le suivre. De temps à autre, une démonstration de force n’était pas inutile. Et si les autochtones avaient causé le moindre ennui à son subordonné, ils allaient savoir qui détenait l’autorité à Sichem.

À l’entrée sud, plus de trois cents hommes rassemblés en une masse compacte. L’officier égyptien fut surpris : la plupart d’entre eux lui étaient inconnus.

Ce n’était certes pas avec son maigre effectif qu’il pourrait affronter une foule pareille, d’autant que ses soldats, peu préparés à un tel affrontement, claquaient déjà des dents.

—  Chef, lui suggéra l’un d’eux, on ferait peut-être mieux de se replier.

—  Nous incarnons l’ordre et la loi à Sichem, et ce n’est pas un attroupement d’étrangers qui les mettra en péril.

Une jeune femme s’avança.

—  Désires-tu des nouvelles de ton adjoint, commandant ?

—  Qui es-tu ?

—  La femme qu’il a déshonorée et souillée. Il croyait que je serais à jamais obligée de me taire, mais ni lui ni toi n’aviez prévu l’arrivée de l’Annonciateur ! Grâce à lui, les Cananéens écraseront l’Égypte.

—  Libère immédiatement mon adjoint !

La jeune femme eut un sourire féroce.

—  À ta guise, commandant.

Gueule-de-travers jeta trois sacs aux pieds de l’officier égyptien.

—  Voilà ce qui reste de ce tortionnaire.

Les mains tremblantes, le commandant ouvrit les sacs. Le premier contenait la tête de son adjoint, le deuxième ses mains, le troisième son sexe.

Surgit un homme de grande taille, à la barbe soigneusement taillée et aux étranges yeux rouges.

—  Dépose les armes et ordonne à tes hommes de m’obéir, préconisa-t-il d’une voix douce.

—  Pour qui te prends-tu ?

—  Je suis l’Annonciateur, et tu dois te soumettre, comme tous les habitants de Sichem.

—  C’est toi qui dois te soumettre au représentant légal de l’autorité ! Si tu es l’instigateur de ce crime, tu seras exécuté, de même que ses auteurs.

—  Tu n’es pas raisonnable, commandant. Si je déclenche les hostilités, ton ramassis de peureux ne résistera pas longtemps.

—  Suis-moi sans hésiter. Sinon…

—  Je t’offre une toute dernière chance, l’Égyptien. Ou bien tu m’obéis, ou bien tu meurs.

—  Emparez-vous de ce révolté, ordonna le commandant à ses hommes.

Les fidèles de l’Annonciateur se ruèrent à l’assaut.

Ce fut Gueule-de-travers qui transperça la poitrine du gradé avant qu’il ne fût achevé par Shab le Tordu, pris d’une crise d’hystérie et lui piétinant le visage. Aucun des soldats ne courut assez vite pour échapper à ses poursuivants.

La population de Sichem acclama son nouveau maître qui la convertit à la religion dont il était le seul garant et interprète. Comme son programme consistait à renverser le pharaon et à étendre le territoire des Cananéens, ces derniers adhérèrent avec enthousiasme à l’idéologie nouvelle.

Dans un grand concert de vociférations, la caserne et le temple de Min furent rasés. Désormais, plus aucun temple ne serait élevé à la gloire d’une divinité, et plus aucune divinité ne serait représentée dans quelque matériau que ce fût. Seules seraient gravées les paroles de l’Annonciateur afin que chacun s’en pénétrât en les répétant inlassablement.

Le vainqueur et ses lieutenants s’installèrent dans la demeure du maire, lapidé pour avoir collaboré avec les Égyptiens.

—  J’exige la moitié des terres, déclara Gueule-de-travers.

—  Entendu, mais c’est bien peu, estima l’Annonciateur, laissant son interlocuteur pantois. Après tant de souffrances dans les mines de cuivre, ne mérites-tu pas davantage ?

—  Vu comme ça… Que proposez-vous ?

—  Nous devons former de jeunes combattants prêts à mourir pour notre cause en infligeant de profondes blessures à l’Égypte. As-tu envie de t’en occuper ?

—  Foi de Gueule-de-travers, ça me plaît ! Mais il ne s’agira pas de plaisanter. Même à l’entraînement, je ne retiendrai pas mes coups.

—  C’est bien ainsi que je l’entends. Seule une élite parfaitement aguerrie sera envoyée en mission. Avec Shab, nous préparerons celles qui lui seront confiées. Et chaque matin, j’expliquerai à l’ensemble de mes fidèles les raisons de notre lutte.

Shab le Tordu était de plus en plus fier d’être associé de si près à une telle conquête. Les mots simples de l’Annonciateur le comblaient et faisaient de lui le plus convaincu des propagandistes.

C’était ici, à Sichem, que la grande aventure prenait corps.

 

27.

La cour de Memphis était en émoi. Selon d’insistantes rumeurs, Sésostris, de retour dans la capitale, ne tarderait pas à réunir les hauts dignitaires qui composaient la Maison du Roi, véritable corps symbolique du monarque. Leur fonction ne se réduisait pas à celle de ministres ordinaires ; comparés aux rayons du soleil, leur rôle consistait précisément à transmettre et à faire vivre les décrets de Pharaon, en tant qu’expression terrestre de la lumière créatrice.

Or, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, Sésostris venait d’effectuer une profonde réforme en réduisant le nombre de responsables appartenant à la Maison du Roi et tenus au secret sur les délibérations de cette cour suprême où s’élaborerait l’avenir du pays.

Et chacun de se demander, avec inquiétude et envie, s’il serait un des heureux élus. Quelques vieux courtisans avaient rafraîchi les ardeurs des ambitieux en leur rappelant l’énorme poids qui pèserait sur les épaules des titulaires.

En attendant les nominations, Médès trépignait. Conserverait-il son poste ? Serait-il muté ou, pis encore, exilé dans une ville de province ? Il était certain de n’avoir commis aucune erreur et par conséquent, de n’encourir aucun reproche. Mais le roi saurait-il apprécier ses qualités à leur juste valeur ?

Lorsque deux des policiers de Sobek le Protecteur demandèrent à le voir, Médès se sentit défaillir. Quel indice avait pu mettre sur la voie ce maudit chien de garde ? Gergou… Gergou s’était montré trop bavard ! Cette vermine ne survivrait pas à sa forfaiture, car Médès l’accuserait de mille délits.

—  On vous emmène au palais, annonça l’un des sbires.

—  Pour quelle raison ?

—  Notre chef vous le dira.

Inutile de résister. Médès ne devait rien laisser paraître de ses craintes, car il pourrait peut-être plaider l’innocence et réussir à convaincre le monarque.

Face à Sobek, le courage lui manqua. Aucune des phrases qu’il avait préparées ne franchit ses lèvres.

—  Sa Majesté m’a ordonné de vous annoncer que vous n’étiez plus responsable du Trésor.

Médès entendait déjà claquer la porte de sa cellule.

—  À présent, vous êtes chargé du secrétariat de la Maison du Roi. À ce titre, vous enregistrerez les décrets royaux et veillerez à leur exécution sur l’ensemble du territoire.

Pendant un long moment, Médès se crut perdu dans un rêve. Lui, associé au cœur du pouvoir ! Certes, il ne rentrait pas dans le cercle fondamental dont Pharaon était le centre, mais il le tangentait. Situé juste au-dessous des principaux personnages du royaume, il serait le premier à connaître leurs véritables intentions. 

À lui de profiter au mieux de cette nouvelle situation.

Ils n’étaient que quatre dans la salle d’audience du palais royal de Memphis : Sobek le Protecteur, Séhotep[17], Senânkh et le général Nesmontou. 

Silencieux, ils n’osaient ni se regarder ni penser qu’ils avaient bel et bien été choisis par le roi pour former son conseil restreint. Aucun ne songeait aux honneurs, tous aux difficultés qui les attendaient, sachant que Sésostris n’admettrait ni échec ni faux-fuyant.

Quand le pharaon apparut, symbole du Un qui mettait le multiple en harmonie, ils se levèrent et s’inclinèrent. Grâce à sa coiffe[18] la pensée du monarque traversait le ciel à la manière du faucon divin, recueillait l’énergie solaire et célébrait la plus mystérieuse des communions, celle de Râ et d’Osiris ; par son pagne, qui portait un nom analogue à celui de l’acacia[19], le roi témoignait de sa connaissance des grands mystères ; par ses bracelets en or massif, de son appartenance symbolique à la sphère divine.

Le pharaon s’assit lentement sur son trône.

—  Notre principale fonction consiste à faire régner Maât sur cette terre, rappela-t-il. Sans rectitude et sans justice, l’homme devient un fauve pour l’homme et notre société inhabitable. Notre cœur doit se montrer vigilant, notre langue trancher, nos lèvres formuler le vrai. Il nous revient de poursuivre l’œuvre de Dieu et des dieux, de recommencer chaque jour la création, de fonder à nouveau ce pays comme un temple. Grand est le Grand dont les grands sont grands. Aucun de vous ne saurait se comporter de manière médiocre, aucun de vous ne doit affaiblir l’art royal.

Le regard du monarque se posa sur Séhotep, un trentenaire élégant et racé, au visage fin animé par des yeux pétillants d’intelligence. Héritier d’une riche famille, scribe expérimenté, l’esprit rapide au point d’être parfois nerveux, il n’était guère apprécié des courtisans.

—  Je te nomme Compagnon unique, Porteur du sceau royal et Supérieur de tous les travaux de Pharaon. Tu veilleras au respect du secret des temples et à la prospérité du bétail. Sois droit et vrai comme Thot. T’engages-tu à remplir tes fonctions sans faillir ?

—  Je m’y engage, jura Séhotep d’une voix émue.

Sésostris s’adressa ensuite à un quadragénaire aux joues pleines et au ventre épanoui. Cette allure de bon vivant, amateur de cuisine raffinée, dissimulait un spécialiste des finances publiques au caractère rigoureux, doublé d’un meneur d’hommes aussi intransigeant que redouté. Ne possédant qu’un sens très limité de la diplomatie, il se heurtait fréquemment aux flatteurs et aux fainéants.

—  Toi, Senânkh, je te nomme ministre de l’Économie, Grand Trésorier du royaume, à la tête de la Double Maison blanche. Tu veilleras à la juste répartition des richesses afin que nul ne souffre de la faim.

—  Je m’y engage, Majesté.

Considéré comme trop austère et trop autoritaire, le vieux général Nesmontou s’était déjà illustré sous le règne d’Amenemhat Ier. Indifférent aux honneurs, vivant avec la simplicité d’un homme de troupe à la caserne principale de Memphis, il ne connaissait qu’un idéal : défendre le territoire égyptien coûte que coûte.

—  Toi, Nesmontou, je te nomme à la tête de nos forces armées.

Souvent mis en cause pour son franc-parler, le vieil officier ne faillit pas à sa réputation.

—  Il va de soi, Majesté, que j’obéirai scrupuleusement à vos ordres, mais dois-je vous rappeler que les milices des chefs de province, une fois rassemblées, formeront une armée supérieure à la nôtre ? Et je ne parle ni de l’insuffisance de notre équipement ni de la vétusté de nos locaux.

—  Sur les deux derniers points, établis sans tarder un rapport précis afin que nous puissions effacer ces carences. Pour le reste, je suis conscient de la gravité de la situation et je ne demeurerai pas sans agir.

—  Vous pouvez compter sur mon absolu dévouement, Majesté, promit le général Nesmontou.

Sobek le Protecteur se serait volontiers retiré de cette assemblée où il estimait ne pas avoir sa place, mais le souverain le dévisagea avec gravité.

—  Toi, Sobek, je te nomme chef de toutes les polices du royaume. À toi de faire régner la sécurité sans faiblesse ni excès, de garantir la libre circulation des personnes et des biens, de veiller au respect des règles de navigation et d’arrêter les fauteurs de troubles.

—  Je m’y engage, assura Sobek, mais puis-je demander à Votre Majesté la faveur de ne pas me confiner dans un bureau ? J’aimerais continuer à assurer votre protection rapprochée avec mon équipe restreinte.

—  Trouve toi-même le moyen de concilier l’ensemble de tes devoirs.

—  Comptez sur moi, Majesté !

—  L’institution pharaonique est une fonction vitale, reprit Sésostris. Bien qu’elle n’ait ni fils ni frère pour la perpétuer, celui qui l’exerce doit restaurer les constructions de son prédécesseur et accomplir son propre nom de règne. Seul un faible n’a pas d’ennemi, et la lutte de Maât contre isefet, la violence, le mensonge et l’iniquité, ne s’interrompra jamais. Mais aujourd’hui, elle prend une tournure nouvelle car certains de nos adversaires, et surtout ceux décidés à détruire la monarchie et l’Égypte elle-même, ne sont pas visibles.

—  Craindriez-vous pour votre vie, Majesté ? S’inquiéta Séhotep.

—  Là n’est pas le plus important. Si je disparais, les dieux désigneront mon successeur. C’est Abydos qui est en danger. Assailli par des forces obscures, l’acacia d’Osiris dépérit. Grâce à de nouveaux édifices qui émettront une énergie régénératrice, j’espère au moins stopper le processus. Mais j’en ignore l’auteur et, tant qu’il ne sera pas identifié, nous pouvons redouter le pire. Qui ose manier la puissance de Seth et mettre ainsi en péril la résurrection d’Osiris ?

—  Pour moi, intervint le général Nesmontou, pas le moindre doute : c’est forcément l’un des chefs de province qui refusent de reconnaître votre pleine et entière autorité. Plutôt que de se soumettre et de perdre ses privilèges, l’un de ces scélérats a décidé de pratiquer la politique du pire.

—  Un Égyptien pourrait-il être assez fou pour vouloir détruire son propre pays ? interrogea Senânkh.

—  Un potentat comme Khnoum-Hotep ne reculera devant rien pour conserver son pouvoir héréditaire ! Et il n’est pas le seul.

—  Je me porte garant d’Ouakha, chef de la province du Cobra, affirma Sésostris, à la grande surprise du vieux général.

—  Sauf votre respect, Majesté, ne vous a-t-il pas joué la comédie ?

—  Sa sincérité ne saurait être mise en doute. Ouakha désire devenir un serviteur fidèle.

—  Il reste cinq autres révoltés beaucoup plus redoutables que lui !

—  Sobek est chargé d’enquêter sur eux. Moi, je tâcherai de les convaincre.

—  Sans vouloir être pessimiste, Majesté, qu’avez-vous prévu en cas d’échec ?

—  De gré ou de force, l’Égypte doit être réunifiée.

—  Dès aujourd’hui, je prépare mes hommes à l’affrontement.

—  Rien n’est plus désastreux qu’une guerre civile, protesta Séhotep.

—  Je ne la déclencherai qu’à la dernière extrémité, assura le roi. Une autre mission doit être remplie : découvrir l’or capable de guérir l’acacia.

—  Cherchez-le chez les chefs de province ! lança le général Nesmontou. Ils contrôlent les pistes du désert qui mènent aux mines et accumulent des fortunes. Avec de telles richesses, ils peuvent payer grassement soldats et mercenaires.

—  Tu as probablement raison, déplora le monarque, mais je confie néanmoins à Senânkh le soin d’explorer le trésor de chaque temple. Peut-être découvrira-t-il ce dont nous avons besoin.

Le pharaon se leva.

À présent, chacun connaissait l’ampleur de sa tâche.

Sobek ouvrit la porte de la salle d’audience et tomba sur l’un de ses hommes, visiblement affolé.

—  De mauvaises nouvelles, chef. Le policier du désert qui vient de me remettre ce rapport est un homme sérieux.

À la lecture d’un texte court et terrifiant, Sobek jugea qu’il devait prier le pharaon de prolonger la réunion de son conseil restreint.

 

28.

—  D’après ce rapport, Majesté, déclara un Sobek désemparé, les mines de turquoise de la déesse Hathor ont été attaquées et les mineurs exterminés. Les policiers du désert qui patrouillaient dans cette région n’ont retrouvé que des cadavres brûlés.

Tous les membres de la Maison du Roi étaient bouleversés. Sésostris parut encore plus sévère qu’à l’habitude.

—  Qui a pu commettre un crime aussi abominable ? Questionna Séhotep.

—  Les coureurs des sables, estima le général Nesmontou. Comme chaque chef de province concerné ne se préoccupe que de sa propre sécurité, il les laisse prospérer !

—  D’ordinaire, ils ne s’en prennent qu’aux caravanes, objecta Sobek. Et ils sont suffisamment lâches pour savoir que dévaster un domaine royal leur attirerait les pires ennuis !

—  Oublies-tu qu’ils sont insaisissables ? Cette tragédie est d’une extrême gravité. Elle prouve que des clans se sont fédérés en vue d’une révolte générale.

—  En ce cas, avança Sésostris, ils ne vont pas s’en tenir là.

Que l’on m’apporte le plus vite possible les rapports concernant les Murs du Roi et les garnisons de Canaan

Senânkh confia cette tâche à Médès, qui fit preuve d’une remarquable efficacité.

À l’examen des documents, le monarque s’aperçut qu’une seule localité demeurait muette : Sichem.

—  Petite troupe médiocre commandée par un officier désabusé qui ne cesse de réclamer sa mutation, indiqua le général Nesmontou. En cas d’offensive de Bédouins suffisamment nombreux et déterminés, elle n’aura pas tenu le choc. Selon toute probabilité, il faut redouter un soulèvement de la région et l’agression de nos postes frontières.

—  Qu’ils soient mis en alerte, ordonna Sésostris. Toi, général, mobilise immédiatement l’ensemble de nos régiments. Dès qu’ils seront en ordre de marche, nous partirons pour Sichem.

Gueule-de-travers s’en donnait à cœur joie. Son nouveau métier d’instructeur de futurs terroristes lui plaisait tellement qu’il ne comptait pas les heures d’entraînement intensif au cours desquelles aucun combat n’était simulé. Chaque jour, plusieurs jeunes hommes mouraient. Des incapables aux yeux de Gueule-de-travers, toujours plus exigeant et brutal. L’Annonciateur voulait des commandos qui ne reculeraient devant aucun danger.

Sa prédication quotidienne, à laquelle tous les habitants de Sichem étaient obligés d’assister, à l’exception des femmes confinées dans leurs demeures, enflammait les esprits. L’Annonciateur ne leur cachait pas la nécessité d’une lutte farouche, mais la victoire totale était à ce prix. Quant aux braves qui succomberaient pendant les combats, ils iraient directement au paradis où des femmes magnifiques satisferaient leurs caprices tandis que le vin coulerait à flots.

Shab le Tordu repérait les tièdes et les livrait à Gueule-de-travers qui s’en servait comme cibles pour ses archers et ses lanceurs de couteaux. Enivré par cette existence inattendue, le bras droit de l’Annonciateur ne pouvait cependant dissimuler ses inquiétudes.

—  Seigneur, je crains que notre triomphe actuel ne soit de courte durée. Ne croyez-vous pas que le pharaon finira par réagir ?

—  Bien sûr.

—  Ne devrions-nous pas être… moins voyants ?

—  Pas pour le moment, car c’est la nature et l’ampleur de cette réaction qui m’intéressent. Elles me feront connaître le véritable caractère de ce Sésostris, et j’orienterai alors ma stratégie. Les Égyptiens sont si respectueux de la vie d’autrui qu’ils se comportent comme des peureux. Mes fidèles, eux, savent qu’il faut exterminer les impies et que le vrai Dieu s’imposera par les armes.

L’Annonciateur visita les familles les plus pauvres de Sichem afin de leur expliquer que l’unique cause de leurs malheurs était le pharaon. C’est pourquoi elles devaient lui confier leurs enfants, même en bas âge, afin de les transformer en militants de la vraie foi. 

Lors d’une ultime épreuve de lutte à mains nues, Iker avait, grâce à sa rapidité, terrassé deux adversaires beaucoup plus impressionnants que lui. Avec dix de ses camarades, il était devenu milicien de la province de l’Oryx, au service de Khnoum-Hotep.

— Tu es affecté à la surveillance du chantier naval, lui annonça l’instructeur. La dame Téchat sera ton supérieur. Ne crois surtout pas qu’elle se montrera bienveillante parce qu’elle est une femme. Si le chef de notre province l’a nommée Trésorière et contrôleuse des entrepôts, c’est en raison de son extrême fermeté. Il lui a même confié la gestion de ses biens personnels, contre l’avis de ses conseillers ! Pour être franc, mon garçon, tu ne pouvais pas tomber plus mal. Méfie-toi de cette lionne, elle ne songe qu’à dévorer les hommes.

L’instructeur conduisit son élève jusqu’au chantier naval où l’accueillit un contremaître rébarbatif.

—  Ce n’est quand même pas ce gamin qui va assurer notre sécurité ? Ironisa-t-il.

—  Ne te fie pas aux apparences et ne te frotte surtout pas à lui.

Le contremaître considéra Iker avec davantage d’attention.

—  Si cette mise en garde ne venait pas de l’instructeur de notre milice, elle m’aurait fait rire. Suis-moi, mon garçon, je vais t’indiquer ta position. Une seule consigne : tu ne laisses personne entrer sur le chantier sans me prévenir.

Iker découvrit un nouveau monde où des artisans façonnaient les diverses parties d’un bateau. Sous ses yeux naquirent un mât en pin, un gouvernail, une étrave, une coque, un bastingage et des bancs de rameurs. Avec un art extraordinaire, des spécialistes assemblaient une vraie marqueterie formée de petites planches tandis que leurs collègues fabriquaient de solides cordages et des voiles de lin.

Fasciné, le jeune homme suivait les gestes avec une extrême attention et les accomplissait en esprit.

Il fut brutalement ramené à la réalité quand un solide gaillard le bouscula pour forcer le passage.

—  Qui êtes-vous ? lui demanda Iker en le retenant par le bras.

—  Je vais voir mon frère, l’un des charpentiers.

—  Je dois avertir le contremaître.

—  Pour qui te prends-tu ? Moi, je n’ai pas besoin d’autorisation !

—  Moi, j’ai des ordres.

—  Tu veux te battre contre moi ?

—  S’il le faut.

—  Avec toute l’équipe, on va te corriger !

Le gaillard leva le bras pour appeler les artisans à la

rescousse, mais il le baissa presque aussitôt et recula d’un pas comme s’il venait d’apercevoir un monstre.

Iker se détourna et découvrit la dame Téchat, très élégante dans sa robe vert clair.

—  Va-t’en, ordonna-t-elle à l’importun, qui décampa sans demander son reste.

Téchat tourna autour du jeune milicien, immobile comme une statue.

—  J’apprécie ceux qui font passer leur fonction avant leur intérêt, voire leur sécurité. Tu t’es comporté de manière brillante pendant ta formation militaire, paraît-il. Serais-tu originaire d’une famille d’officiers ?

—  Je suis orphelin.

—  Et tu voulais devenir soldat ?

—  Je désire devenir scribe.

—  Sais-tu lire, écrire et compter ?

—  En effet.

—  Si tu souhaites que je t’aide, il faut m’en dire davantage.

—  On m’a volé ma vie et je veux savoir pourquoi.

La dame Téchat parut intriguée.

—  Qui cherche à te nuire ?

Iker tenta sa chance.

—  Deux marins, Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant. Leur bateau se nomme Le Rapide.

Un long silence s’ensuivit.

—  Décris-moi cet Œil-de-Tortue.

Le jeune homme s’exécuta.

—  J’ai l’impression que ce personnage ne m’est pas inconnu, mais mes souvenirs sont bien vagues. Il faut que je lance des recherches qui prendront sans doute beaucoup de temps.

Iker se prit à rêver. Enfin un espoir ! Mais la méfiance le saisit.

—  Pourquoi m’aideriez-vous ?

—  Parce que tu me plais. Oh, ne te méprends pas, mon garçon ! Je n’aime que les hommes de mon âge, à condition qu’ils ne me gênent pas dans mon travail en prétendant qu’ils sont plus compétents que moi. Toi, Iker, tu ne ressembles à personne. Un feu inconnu t’anime, un feu si puissant que les envieux ne songent qu’à te le dérober. Voilà probablement la cause de tes ennuis.

Restant sur ses gardes, le jeune homme ne se répandit pas en confidences.

—  Je m’occupe d’obtenir ta mutation, annonça la dame Téchat. Dès demain, tu deviendras l’assistant du gardien des archives de la province. De nombreux documents sont en attente de classement, tu y trouveras peut-être ton bonheur.

 

29.

La maisonnée de Médès était en émoi. D’après des rumeurs pessimistes, l’ex-Trésorier du palais aurait été démis de ses fonctions et muté dans une petite ville du Sud où il terminerait sa carrière dans l’indifférence générale. La belle demeure de Memphis serait vendue, les domestiques dispersés.

Depuis le début de la matinée, l’épouse de Médès, en proie à une crise d’angoisse, ne cessait de mettre à contribution sa coiffeuse et sa maquilleuse.

—  As-tu enfin retrouvé le pot aux cinq graisses ?

—  Pas encore, répondit la coiffeuse.

—  Cette négligence est insupportable !

—  Ne l’auriez-vous pas rangé dans votre coffret en ivoire ?

Surexcitée, la maîtresse de maison dut se rendre à l’évidence. Sans formuler la moindre excuse, elle se fit enduire les cheveux avec cette pommade miracle composée de graisses de lion, de crocodile, de serpent, de bouquetin et d’hippopotame.

—  Fais-la bien pénétrer dans mon cuir chevelu, ordonna-t-elle. Tout à l’heure, tu le masseras avec de l’huile de ricin. Ainsi, je n’aurai jamais de cheveux blancs.

Après la chute de Médès, sa femme ne pourrait plus acheter les produits de beauté coûteux mais indispensables. Divorcer ? Impossible, c’était lui qui possédait la fortune. En l’accusant d’adultère, cependant, il lui en reviendrait la moitié. Il lui faudrait toutefois des preuves solides, sous peine d’être condamnée à ne recevoir aucune pension alimentaire.

—  Maquille-moi mieux que ça ! Éructa-t-elle. On voit encore des rougeurs sur mes joues et sur mon cou.

La maquilleuse appliqua une couche de poudre à base de gousses et de graines de fenugrec, de miel et d’albâtre, un mélange spécial qui effaçait les marques de l’âge.

Quand Médès entra dans la chambre de son épouse, il eut un mouvement de recul.

—  Comment te sens-tu, ma chérie ?

Elle se leva d’un bond, écartant ses servantes.

—  Toi… Nous… Nous sommes destitués ?

—  Destitué ? Bien au contraire, je bénéficie d’une importante promotion ! Dans sa sagesse, le pharaon a reconnu mes mérites.

Médès eut du mal à calmer la furie qui le couvrait de baisers.

—  Je le sentais, je le savais, tu es le meilleur, le plus grand, le plus…

—  De lourdes responsabilités m’attendent, chérie.

—  Serons-nous plus riches encore ?

—  C’est certain.

—  Quelle tâche t’a confiée le roi ?

—  Secrétaire permanent du grand conseil.

—  Alors, tu connaîtras de nombreux secrets ?

—  Certes, mais je suis tenu au silence.

—  Même avec moi ?

—  Même avec toi.

Les affaires d’État ne passionnaient guère l’épouse du grand dignitaire dont la fortune lui permettait d’assouvir ses caprices. N’était-ce pas l’essentiel ?

Pendant que l’excellente nouvelle se répandait dans tous les étages de la maison et dans le quartier, Médès se retira dans son bureau où, quelques minutes plus tard, il reçut Gergou.

Ce dernier mastiquait deux pastilles composées de souchet odorant et de résine de térébinthe. Elles désinfectaient la bouche et donnaient bonne haleine.

—  Félicitations pour votre nomination. On va encore avoir les mains un peu plus libres, non ?

Médès déroula un papyrus.

—  C’est une plainte contre toi.

—  Une plainte ! Mais de qui ?

—  De l’une de tes ex-épouses que tu as frappée en état d’ivresse.

—  Possible…

—  Certain ! Il y avait un témoin. Tu as forcé sa porte, tu l’as menacée et tu l’as giflée.

—  Ce n’est pas si grave.

—  En Égypte, si.

—  Ce témoin… qui est-ce ?

—  Sa femme de chambre, une jeune fille de province.

—  On pourrait peut-être…

—  Je m’en suis occupé, révéla Médès. Elle est repartie pour son trou perdu avec une forte indemnité, et ton épouse a reçu plusieurs meubles neufs accompagnés d’excuses de ta part que j’ai rédigées moi-même. La plainte a été annulée.

Gergou se laissa tomber sur un siège bas.

—  Je vous dois au moins une jarre de bière de luxe, patron !

—  Oublie tes anciennes conquêtes et contiens ta haine des femmes, Gergou. Un inspecteur principal des greniers se doit d’être respectable.

—  Moi, inspecteur principal…

—  Senânkh, mon supérieur hiérarchique, a signé ta promotion.

—  Dès demain, je pars en chasse ! Je vous rapporterai une fortune en saignant à blanc mes chers administrés.

—  Justement pas.

Gergou resta bouche bée.

—  Mais je possède le pouvoir officiel, je…

—  Toi et moi changeons de dimension. Pendant plusieurs années, nous avons bien travaillé, mais modestement. Notre nouveau statut nous permet d’espérer mieux. Néanmoins, nous serons beaucoup plus exposés et devrons donc redoubler de prudence.

—  Je ne vous suis pas bien, avoua Gergou en tâtant ses amulettes à la fois pour se rassurer et s’éclaircir l’esprit.

Médès arpenta nerveusement la pièce.

—  Je suis à présent le premier informé des décisions prises au plus haut niveau de l’État. Il me revient de transcrire les décrets pris par Pharaon et de les divulguer. Tout faux pas, toute trahison grossière me désigneraient immédiatement comme coupable. Manœuvrer pour mon compte personnel s’annonce donc particulièrement difficile, car le roi et ses conseillers examineront de près mes faits et gestes.

—  Alors… cette promotion est une catastrophe !

—  Pas si je sais l’utiliser comme il convient. Grâce à toi, qui restes libre de tes mouvements, je continuerai à entretenir nos réseaux d’amitiés et d’influences. Au sein de la haute administration, j’en créerai d’autres.

—  Et notre nouveau bateau indispensable pour atteindre Pount et en rapporter l’or ?

—  N’y songeons plus dans l’immédiat. Sésostris a donné un ordre curieux : dresser l’inventaire de tous les trésors des temples afin d’en connaître les richesses réelles.

—  Pourquoi, curieux ?

—  Parce que le roi possède déjà ces informations ! Je suis persuadé qu’il recherche autre chose, mais quoi ? Comme tu seras associé à cette mission, tâche d’en savoir plus. Par la même occasion, tu repéreras les sanctuaires les plus intéressants. Et ce n’est pas tout… Pharaon décrète la mobilisation générale.

—  Il se décide donc à attaquer les chefs de province !

—  Tu n’y es pas, Gergou. Il vient de se produire des incidents dans le pays de Canaan dont je ne connais ni l’ampleur ni la gravité.

—  Pour déclencher une telle réaction, ce ne doit pas être rien !

—  Tel est aussi mon avis. J’ignore encore si le général Nesmontou prendra seul la tête des troupes ou si le pharaon en personne s’en chargera.

—  Autrement dit, Sésostris pourrait périr au combat et un coup d’État se produire à Memphis !

—  Préparons-nous à n’importe quel bouleversement de cet ordre, reconnut Médès. Les quatre dignitaires qui composent le conseil restreint du pharaon sont considérés comme des incorruptibles à la fidélité inébranlable. Mais ils ne sont que des hommes. En les fréquentant, je décèlerai leurs points faibles et je saurai les utiliser. Quant au monarque lui-même, il bénéficie d’une protection particulière qui lui vient de sa connaissance des secrets du temple couvert. Sans elle, toute prise de pouvoir serait illusoire et condamnée à l’échec. Et j’ignore encore comment percer cette muraille infranchissable.

—  On y parviendra, soyez-en sûr !

—  En attendant, Gergou, plus un seul impair ! Tu dois devenir un homme respectable et un modèle pour tes subordonnés.

L’interpellé eut un sourire moqueur.

—  Si un seul d’entre eux tente de m’imiter, je lui casse la tête !

Les deux alliés s’esclaffèrent. Puis Gergou redevint brusquement sérieux.

—  Et si l’on se contentait des résultats acquis ? Notre bilan n’est pas négligeable. Le risque a un aspect enivrant, mais il reste le risque. Le pays de Pount s’est singulièrement éloigné.

—  Pas autant que tu le crois, objecta Médès. Toi, un excellent marin qui ne s’amuse que dans la tempête, comment pourrais-tu renoncer ? Nous ne sommes qu’au début du voyage,

Gergou. Et puis tu me ressembles : tu aimes le pouvoir pour le pouvoir, la force pour la force.

L’interpellé acquiesça.

—  Les sages d’Égypte condamnent l’avidité et l’ambition, reprit Médès. Ils ont tort. Ce sont des stimulants inégalables grâce auxquels on ne se fixe aucune limite. Et les événements que je pressens me confortent dans cette conviction.

—  Une question me taraude. Avant de vous la poser, donnez-moi à boire quelque chose de fort.

Gergou vida cul sec deux coupes d’alcool de dattes.

—  Pourquoi faisons-nous le mal, Médès ?

—  Parce qu’il nous fascine. Et qu’est-ce que le mal ?

—  S’opposer à Maât, à la rectitude et à la lumière.

—  Tu répètes les âneries des vieux sages. Crois-tu qu’elles te serviront à t’enrichir et à t’offrir la place que tu convoites ?

—  J’ai encore soif.

Médès songea qu’il lui faudrait soutenir de temps à autre le moral vacillant de son âme damnée. Gergou se trompait : non, ils ne faisaient pas encore le mal, car il leur manquait toujours un appui ou un relais à l’intérieur d’un temple.

 

30.

En une journée, Iker avait abattu davantage de travail que deux fonctionnaires en une semaine, et cette attitude lui valut de nombreuses jalousies. Sans la protection de la dame Téchat, le jeune homme aurait eu de multiples ennuis. Son supérieur hiérarchique décida de lui compliquer la tâche au maximum, mais Iker ne s’en émut pas. Méticuleux et obstiné, il classait les documents avec l’espoir d’y retrouver les noms d’Œil-de-Tortue, de Couteau-tranchant et du Rapide.

Or son labeur demeurait stérile.

Convoqué par sa patronne, l’assistant archiviste ne paraissait pourtant pas découragé.

—  Aucun résultat, Iker ?

—  Aucun. De votre côté, rien non plus ?

—  Non plus, déplora dame Téchat.

—  Pourtant, je n’ai pas inventé ces hommes et ce bateau !

—  Je ne mets nullement ta parole en doute, Iker, mais rappelle-toi ce que je t’ai dit : les recherches risquent d’être longues.

—  Vos souvenirs ne se sont pas précisés ?

—  Malheureusement non, mais je suis presque certaine

que cet Œil-de-Tortue est passé par notre province. Il faut te changer les idées, mon garçon ! Nous allons célébrer la fête de la déesse Pakhet, et tu me serviras de porte-parasol.

Pakhet, « Celle qui griffe », était un guépard femelle et résidait dans une grotte vénérée par des prêtresses, pour la plupart épouses des nobles de la province.

Sur le bateau de Téchat menant au site sacré de la déesse[20], Iker goûtait la pureté de l’air et la douceur d’un vent soutenu. Voguer sur le Nil demeurait un enchantement. Pendant quelques instants, le jeune homme pensa qu’il pourrait interrompre son voyage et s’installer dans cette province pour y couler des jours tranquilles. Mais les questions sans réponse l’assaillirent de nouveau, le laissant dans l’état d’un assoiffé pour lequel boire devenait vital. Non, les événements qui l’avaient accablé ne manquaient pas de signification. À lui de savoir les interpréter et de percer l’énigme de son destin.

Le bateau accosta à bonne distance d’un magnifique ébénier dont les branches masquaient l’entrée de la grotte sacrée.

—  Ne touche surtout pas cet arbre, recommanda la dame Téchat. C’est là que se cache souvent le guépard femelle où s’incarne la déesse. Elle bondit sur tout profane qui ne connaît pas les formules d’apaisement.

—  Comment peut-on les apprendre ?

—  Tu es bien curieux !

—  Dites-moi au moins quel est le rôle de Pakhet.

« Décidément, pensa la dame Téchat, ce garçon n’est pas taillé dans le même bois que la plupart des êtres. »

—  Cette déesse maîtrise les feux destructeurs et peut se transformer en serpent qui se jette sur les ennemis du soleil afin de les empêcher de nuire. Lorsqu’ils la voient, il est trop tard. Mais sa fonction ne se réduit pas à lutter victorieusement en faveur de la lumière. Par sa magie, elle favorise le retour de la crue qui offre la prospérité au pays entier.

—  De quelle manière ?

—  Ne crois-tu pas que tu vas trop loin, Iker ?

—  J’irai aussi loin que vous me le permettrez.

—  Disons qu’elle est l’alliée d’Osiris, et ne m’en demande pas davantage. Contente-toi d’observer et reste silencieux.

Soit la dame Téchat savait et se taisait, soit elle ne savait pas et jouait la comédie : pour Iker, dans un cas comme dans l’autre, le résultat était identique. Importunée, elle ne fournirait plus la moindre explication.

Le jeune homme protégea sa patronne avec un parasol composé d’une longue hampe et d’une toile de lin rectangulaire.

Une prêtresse âgée sortit de la grotte.

—  Que les portes du ciel soient déverrouillées afin que la puissance divine apparaisse en gloire.

Sortirent à leur tour quatre autres prêtresses, qui s’inclinèrent devant la première. Leurs cheveux étaient tirés en arrière pour former une étrange coiffure faisant songer à la couronne blanche de Pharaon. Elles portaient un pagne court tenu par des bretelles qui leur couvraient les seins.

—  Ainsi viennent les quatre vents du ciel, révéla la supérieure. Qu’ils soient maîtrisés afin que la richesse du pays soit assurée. Voici le vent du nord, frais et vivifiant.

La première jeune fille entama une danse lente et solennelle. La beauté de ses gestes fascina Iker.

—  Voici le vent d’est, l’ouvreur des portes célestes, celui qui crée un chemin parfait pour la lumière divine et donne accès aux paradis de l’autre monde.

La deuxième danseuse n’était pas moins gracieuse que la première. Pas une hésitation, un rythme envoûtant.

—  Voici le vent d’ouest qui provient du sein de l’Unique, avant la création du Deux. Il surgit de l’au-delà de la mort.

La troisième danseuse surpassait ses collègues. Comme si elle était pénétrée du message spirituel qu’elle symbolisait, elle développa une chorégraphie plus dramatique et plus exigeante. Certaines figures évoquaient la lutte contre le trépas et la volonté de le terrasser.

—  Voici enfin le vent du sud qui amène l’eau régénératrice et fait croître la vie.

D’abord, Iker crut qu’il se trompait, abusé par une étonnante ressemblance.

Ensuite, toute son attention se concentra sur le visage de la jeune prêtresse dont les mouvements étaient d’une grâce inégalable. De son être émanait une lumière qui traduisait l’intensité de la vie ressuscitée offerte par le vent du sud.

Elle.

C’était bien elle, il la reconnaissait malgré son costume et sa coiffe inhabituels.

—  Tiens correctement ton parasol, se plaignit la dame Téchat, je suis au soleil !

Iker rectifia la position, sans cesser de contempler la femme aimée dont la danse lui parut affreusement courte.

Les quatre vents étaient immobiles. La maîtresse des cérémonies orna le front des prêtresses d’une fleur de lotus.

—  Ainsi sont révélées les paroles divines cachées dans la nature. Que ces fleurs dont l’odeur suave anime la lumière soient garantes du miracle de la résurrection.

De chacun des lotus jaillit une clarté éblouissante.

Puis les cinq prêtresses montèrent dans un bateau qui s’éloigna du territoire sacré de Pakhet où s’organisait un banquet en l’honneur des épouses des dignitaires. Iker et les autres serviteurs déjeuneraient à part.

—  Tu as l’air bouleversé, remarqua la dame Téchat.

—  Non, enfin, si… Ce rituel est si troublant !

—  Serais-tu sensible à la beauté des danseuses ?

—  Qui ne le serait pas ? Celle qui incarnait le vent du sud atteignait la perfection. Savez-vous qui elle est et comment elle se nomme ?

—  Aucune idée. Ces prêtresses sont venues d’Abydos pour célébrer les rites de la déesse Pakhet, puis elles retournent dans leur temple.

—  Vous ne l’aviez jamais vue auparavant ?

—  Non, ce doit être une nouvelle. Surtout, oublie-la.

—  Parce qu’elle appartient au Cercle d’or d’Abydos ?

La dame Téchat fronça les sourcils.

—  Qui t’en a parlé ?

—  Un jardinier.

—  Il ne s’agit que d’une expression poétique, Iker. Ne lui attache aucune importance. Et je te le répète : oublie cette jeune femme. Elle évolue dans un monde que tu ne connaîtras jamais. Si tu apprécies les danseuses, il en existe de plus séduisantes qui, elles, sont accessibles.

En un temps record, Iker avait classé les archives de la province de l’Oryx, mais sans trouver la moindre trace des deux marins et de leur bateau. Téchat lui confierait donc un autre poste afin qu’il ait l’esprit occupé.

De son côté, même déception : aucun informateur n’avait pu lui fournir de renseignement fiable. Il lui faudrait extirper du cœur de ce jeune homme exceptionnel l’idée de la vengeance et le persuader de s’ancrer dans cette région où il deviendrait un scribe de haut rang.

Elle rassemblait ses arguments tout en contemplant, du haut de sa terrasse, la nouvelle lune qui marquait le triomphe d’Osiris, quand une voix la fit sursauter.

—  Puis-je vous parler, dame Téchat ? Rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal ! Surtout, ne vous retournez pas. Si vous tentez de me voir, je vous assomme.

—  Que… que veux-tu ?

—  En ce qui concerne les deux marins et leur bateau, j’ai peut-être une piste. Elle passe par la province des grands prêtres de Thot. Laissez partir Iker pour cette contrée.

—  Qui es-tu pour oser me donner des ordres ?

—  Un allié.

—  Tu mens ! La vérité, ou je te fais arrêter.

—  Si je vous la dis, vous me jetterez en prison.

—  Je te propose un marché : la vérité contre ta liberté.

—  J’ai votre parole ?

—  Tu l’as.

—  J’agis sur ordre du pharaon Sésostris. En protégeant Iker, vous m’avez beaucoup aidé. À présent, il faut lui permettre de poursuivre sa Quête.

—  Qu’Iker oublie son passé et vive heureux.

—  Si vous parvenez à le convaincre, pourquoi pas ? Mais soyez honnête avec lui et parlez-lui de cette piste.

 

—  Nous devons évoquer ton avenir, dit la dame Téchat à Iker. Que penserais-tu de t’établir ici et de continuer tes études de scribe ?

—  Votre offre est généreuse, mais je dois la refuser. Puisque vous n’avez obtenu aucune information, j’irai en chercher ailleurs.

—  Et si cette errance ne te mène nulle part ?

—  On m’a volé ma vie, je veux la retrouver et comprendre mon destin, quoi qu’il m’en coûte.

—  Cette vie, tu pourrais la perdre définitivement.

—  Demeurer inerte me conduirait à la mort encore plus

vite.

—  Puisqu’il est impossible de te convaincre, je vais t’aider une dernière fois.

—  Vous me chassez ?

—  Tu pars pour la province du Lièvre.

—  Cela signifie-t-il… que vous avez un indice ?

—  Tellement mince que je n’ai pas d’autre précision à te donner. Rends-toi là-bas et débrouille-toi.

—  Le seigneur Khnoum-Hotep me laissera-t-il partir ?

—  Je réglerai ce détail avec lui. Tu seras porteur d’un

document officiel destiné au seigneur Djéhouty. Je te présente comme un apprenti scribe désireux de te perfectionner. Comme nous n’avons pas de place pour toi ici, je sollicite sa bienveillance. Espérons qu’il t’acceptera. Si tu as cette chance, fais-toi le plus discret possible en effectuant tes recherches. Djéhouty n’est pas un homme commode, il ne faut le froisser d’aucune manière.

—  Comment vous remercier, dame Téchat ?

—  J’aurais aimé te retenir, Iker, mais la province de l’Oryx est trop petite pour toi. Voici mon ultime cadeau, il te protégera.

Elle remit au jeune homme un objet en forme de croissant de lune.

—  Ce talisman a été taillé dans la canine d’un hippopotame. Mon père, un grand magicien aujourd’hui disparu, y a gravé un griffon et une inscription hiéroglyphique. Parviens-tu à la lire ?

—  « Je suis le génie qui coupe la tête des ennemis mâles et femelles. »

—  Chaque soir, avant de t’endormir, pose-le sur ton ventre. Il éloignera de toi les forces de destruction.

 

31.

Le prêche de l’Annonciateur avait recueilli encore plus d’acclamations qu’à l’ordinaire. Au nom du dieu unique dont il transmettait les directives, toutes les cités de Canaan allaient s’unir pour partir à l’assaut de l’Égypte, tuer le pharaon, exterminer les oppresseurs et prendre le pouvoir. Puis les vainqueurs imposeraient leur croyance à tous les peuples, si nécessaire par la violence.

—  Vous avez réveillé les endormis, constata Shab le Tordu. Ils formeront bientôt une formidable armée qui déferlera sur le monde !

—  Je n’en suis pas si sûr, assena l’Annonciateur, brisant l’enthousiasme de son bras droit.

—  Mais ces gens croient en vous, ils vous suivront jusqu’à la mort !

—  Je n’en doute pas, mais ils n’ont pas d’armes et ne sont pas de vrais soldats.

—  Redouteriez-vous… une défaite ?

—  Tout dépendra de l’ampleur de la réaction égyptienne.

—  Jusqu’à présent, elle est inexistante !

—  Ne sois pas naïf, mon ami. Si le pharaon prend son temps, c’est sans doute afin de frapper avec davantage de force.

—  Mais alors… la population de Sichem sera massacrée !

—  N’est-ce pas le sort prévisible d’un appât ? Ces premiers fidèles n’ont pas d’autre fonction. Ils périront dans la dignité, certains d’atteindre le paradis que je leur ai promis. L’important, ce sont les spécialistes que forme Gueule-de-travers. Eux doivent échapper à la répression et se terrer dans l’ombre pour agir au moment que je choisirai.

Les deux hommes se rendirent au camp d’entraînement d’où l’on sortait le cadavre d’un adolescent au crâne trop fragile. Cognant sans retenue, Gueule-de-travers ne cessait de durcir la préparation de ses commandos.

—  Satisfait ? demanda l’Annonciateur.

—  Pas encore. La plupart de ces gamins sont vraiment trop tendres ! Je ne désespère pas d’en former quelques-uns, mais ça prendra du temps.

—  Je crains que nous n’en ayons plus beaucoup.

—  En cas d’attaque, on verra leurs capacités sur le terrain !

—  Non, Gueule-de-travers. Toi et tes meilleurs éléments, vous quitterez la région et vous vous réfugierez dans un endroit sûr, à deux jours de marche au nord-est d’Imet, dans le Delta. La zone est inhabitée, vous m’y attendrez.

—  Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ?…

—  T’ai-je déjà déçu, Gueule-de-travers ?

—  Pour ça, non !

—  Alors, continue à me faire confiance.

Les poumons en feu à force de courir, un guetteur s’immobilisa à distance respectueuse de l’Annonciateur.

—  Seigneur, ils arrivent ! Des soldats égyptiens, des centaines de soldats !

—  Calme-toi, mon brave. Ne l’avais-je pas prédit ? Alerte nos partisans, qu’ils se mobilisent pour défendre Sichem. Dieu sera à leurs côtés.

L’Annonciateur rassembla les chefs de section sur la Grand-Place et leur rappela la stratégie à suivre. Chacun devrait se battre jusqu’à la mort. Victorieux ou vaincus, ses fidèles connaîtraient la félicité éternelle.

Les commandants des fortins composant les Murs du Roi remerciaient les dieux d’être encore vivants. Réunis par le pharaon en personne, ils avaient subi ses reproches et sa colère froide, plus terrifiante que des éclats de voix. Qualifiés d’incapables et d’inutiles pour n’avoir ni prévu ni empêché la révolte de Sichem, ils se voyaient au moins condamnés aux travaux forcés dans un bagne des oasis.

Sésostris avait pris une autre décision : les maintenir à leur poste en ne tolérant plus la moindre erreur. Et cet aiguillon, profondément enfoncé dans le cuir de militaires de carrière assoupis sur leur illusion de sécurité, n’avait pas manqué d’efficacité. Sortant de leur torpeur, les officiers s’étaient engagés à reprendre les contrôles d’antan, à stimuler leurs hommes et à redevenir le premier barrage contre l’invasion.

La fermeté et l’autorité de Sésostris avaient agi comme des baumes. Servir un roi d’une telle stature déclenchait l’enthousiasme.

La situation de la ligne de fortifications assainie, le monarque prit la tête de son armée en direction de Sichem.

  Toujours aucune nouvelle de cette ville ? demanda-t-il au général Nesmontou.

—  Aucune, Majesté. En revanche, nous correspondons normalement avec les autres agglomérations de la région, ce qui tendrait à prouver que la rébellion est limitée.

—  L’apparence d’une tumeur ne traduit pas toujours sa gravité, objecta le souverain. Envoie une dizaine d’éclaireurs, qu’ils observent la cité de tous côtés.

Les rapports concordaient : des guetteurs cananéens avaient été disposés aux quatre points cardinaux.

—  La ville s’est bel et bien soulevée, conclut le général Nesmontou. Notre petite garnison a probablement été exterminée. Mais pourquoi les fauteurs de troubles n’ont-ils pas tenté d’étendre leur mouvement ?

—  Pour une raison simple : ils voulaient d’abord savoir comment Pharaon réagirait. Avant de reprendre Sichem, tu vas bloquer la totalité des routes, des pistes et des chemins qui y mènent. J’exige que personne ne s’échappe. Quand notre dispositif sera en place, nous attaquerons. 

Convaincus par l’Annonciateur que l’aide de Dieu leur permettrait de repousser l’envahisseur, les habitants de Sichem se ruèrent en hurlant à l’assaut de l’infanterie de Sésostris. D’abord surprise par l’agressivité de l’adversaire, armé d’outils agricoles, elle se reprit sans tarder. Sous l’impulsion du général Nesmontou, les Cananéens furent rapidement écrasés.

La victoire s’était dessinée si vite que Sésostris n’avait pas eu besoin d’intervenir en personne. Mais la perte d’une trentaine de soldats prouvait la violence de l’affrontement. Même des femmes et des adolescents avaient préféré périr plutôt que de se rendre.

La ville reconquise, les maisons furent fouillées une à une. Aucune trace d’un stock d’armes.

—  As-tu arrêté leur chef ? demanda le roi à Nesmontou.

—  Pas encore, Majesté.

—  Il faudra interroger soigneusement les survivants.

—  La moitié de la population a succombé. Il ne reste que des vieillards, des malades, des enfants et des femmes. Ces dernières prétendent que leurs maris ont voulu se libérer de l’oppression égyptienne avec l’aide du dieu unique.

—  Quel nom lui donne-t-on ?

—  Le dieu de l’Annonciateur. Il a révélé la vérité aux habitants de Sichem, et tous l’ont suivi.

—  C’est donc lui, l’inspirateur de ce désastre ! Rassemble un maximum de témoignages à son sujet.

—  Devrons-nous raser la ville ?

—  Je vais mettre en place le dispositif magique nécessaire pour éviter le retour de telles errances. Une nouvelle garnison, plus importante, assurera la sécurité des colons qui s’installeront ici dès le mois prochain. De plus, général, tu feras une tournée d’inspection dans toutes les villes de Canaan. Je veux que leurs habitants voient notre armée et sachent qu’elle interviendra sans ménagement contre les ennemis de l’Égypte.

À plusieurs endroits, notamment près du temple saccagé dont la reconstruction serait effectuée sans délai, Sésostris fit enterrer des tessons de poterie rouges sur lesquels étaient inscrits des textes d’exécration concernant les forces obscures et les Cananéens. S’ils brisaient une nouvelle fois la paix, ils seraient maudits.

Et le roi s’interrogea : cet Annonciateur n’était-il qu’un fou avide de violence ou bien représentait-il un réel danger ? 

À présent, l’Annonciateur savait.

Sésostris n’était pas l’un de ces monarques mous et indécis qui se laissaient manipuler par les événements sans savoir quelle décision prendre. Ce pharaon ne reculait pas devant l’usage de la force et il ne faudrait compter sur aucune lâcheté de sa part.

La lutte pour le triomphe final n’en serait que plus exaltante. Mais combattre de manière frontale s’avérait impossible. Même rassemblées, ce qui était fort improbable dans un avenir proche, les tribus cananéennes et bédouines ne fourniraient pas un contingent de soldats assez nombreux pour affronter ceux de Sésostris.

La seule méthode efficace serait donc bien le terrorisme.

En répandant la peur dans la société égyptienne, en agrégeant contre elle protestataires, révoltés et destructeurs de tous bords, il finirait par l’empoisonner et la déliter.

Gueule-de-travers et ses commandos s’étaient enfuis par le sud avant que l’ennemi ne mette en place ses barrages. L’Annonciateur, Shab le Tordu et trois hommes expérimentés avaient choisi une piste de l’est, très sinueuse, qui serpentait entre des collines brûlées par le soleil.

—  Où allons-nous ? interrogea Shab, inquiet à l’idée d’une nouvelle randonnée dans le désert.

—  Convertir des tribus bédouines. Ensuite, nous rejoindrons Gueule-de-travers.

À la tombée du jour, le petit groupe fit halte au fond d’une ravine. L’Annonciateur monta au sommet d’une butte afin de discerner le prochain itinéraire à emprunter.

—  Ne bouge plus, ordonna une voix rocailleuse. Si tu tentes de t’échapper, on t’abat.

Une vingtaine de policiers du désert, avec leurs chiens.

Armés d’arcs et de gourdins, ils avaient surgi de nulle part.

Même en utilisant ses pouvoirs, l’Annonciateur ne parviendrait pas à abattre tous ces professionnels aguerris, surtout les molosses qui ne redoutaient pas les démons du désert.

—  Tu es seul ?

—  Oui, je suis seul, clama-t-il avec une voix suffisamment forte pour que ses compagnons l’entendent. Et comme vous le voyez, je ne possède aucune arme. Je suis un simple Bédouin à la recherche de ses chèvres qui se sont enfuies.

—  Tu ne viendrais pas de Sichem, par hasard ?

—  Non, j’habite ici, loin de la ville, avec mon troupeau. J’y vais seulement pour vendre des fromages et du lait.

—  Bon, tu nous suis. On va vérifier tout ça.

Un policier lia les poignets de l’Annonciateur avec une cordelette bien serrée. Et il lui en passa une autre autour du cou pour le tirer comme un animal rétif.

  Personne d’autre en vue ? demanda le chef du détachement.

—  On n’a trouvé que celui-là, répondit l’un de ses hommes.

 

32.

La dame Téchat avait offert à Iker le prix du voyage en bateau jusqu’à Khémenou, « la Cité du Huit[21] », capitale de la province du Lièvre. Alors qu’il contemplait le fleuve dont la majesté le fascinait, il sentit peser sur lui un regard insistant.

En se retournant, il découvrit un homme de grande taille, plutôt maigre, aux yeux autoritaires.

—  T’arrêtes-tu à Khémenou, lui demanda-t-il d’une voix sèche, ou bien continues-tu vers le sud ?

—  Pourquoi devrais-je vous répondre ?

—  Parce que tu te trouves sur mon territoire.

—  Seriez-vous le chef de cette province ?

—  Je suis son bras droit, le général Sépi, et je veille au respect de nos lois. Tout étranger en situation irrégulière est immédiatement expulsé. Ou bien tu dévoiles tes intentions, ou bien tu déguerpis.

—  Mon nom est Iker, je viens de la province de l’Oryx avec une recommandation de la dame Téchat pour solliciter l’autorisation de poursuivre chez vous mes études de scribe.

—  La dame Téchat… N’est-elle pas décédée ?

—  Elle est bien vivante, je vous l’assure !

—  Décris-la-moi.

Iker s’exécuta. Le visage du général Sépi demeura fermé.

—  Cette recommandation… Montre-la-moi.

—  Elle est adressée au seigneur Djéhouty, à personne d’autre !

—  Tu es bien rétif, jeune homme ! Aurais-tu quelque chose à te reprocher ?

—  J’ai appris à me méfier des inconnus. Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes bien un général ?

—  Rétif et méfiant… Ce sont plutôt des qualités.

Le bateau accostait.

Une vingtaine de soldats filtrait les voyageurs, soumis à un long interrogatoire. Un gradé s’avança vers Sépi et le salua.

—  Heureux de vous revoir, mon général. Je n’ose vous demander si…

—  Ma mère est morte. J’ai eu la chance d’être auprès d’elle lors de ses derniers moments et de diriger ses funérailles. Elle était une femme droite, et je sais que le jugement d’Osiris lui sera favorable.

Iker n’osait pas s’éloigner.

—  Ce garçon est-il avec vous, mon général ?

—  Je le conduis à la capitale. Mets tes affaires sur le dos d’un âne, Iker.

L’apprenti scribe obéit. L’animal ne risquait pas d’être surchargé.

Le général Sépi marchait d’un bon pas.

—  Si tu es originaire de la province de l’Oryx, pourquoi la quitter ?

—  Le seigneur Khnoum-Hotep n’a pas besoin de nouveaux scribes. Et je suis né à Médamoud.

—  À Médamoud, vraiment ?

—  Vraiment.

—  Pourquoi t’être éloigné de ta famille ?

—  Je suis orphelin. Le vieux scribe qui m’a enseigné les rudiments du métier est décédé.

—  Et tu as tenté ta chance dans la province de l’Oryx… Pour quelle raison ?

—  Le hasard.

—  Le hasard, répéta le général, sceptique. Ne serais-tu pas à la recherche de quelqu’un, par hasard ?

—  Je ne viens ici que pour devenir un bon scribe.

—  Tu me parais tellement déterminé qu’un feu d’une nature très particulière doit t’animer. Que tu ne me dises pas tout de suite la vérité, je le comprends ; mais si tu souhaites faire carrière dans cette province, il faudra t’expliquer.

—  Quand pourrai-je voir le seigneur Djéhouty ?

—  Je lui parlerai de toi, et c’est lui qui décidera. Es-tu capable de patience, Iker ?

—  Uniquement lorsque c’est nécessaire.

Chef de la prestigieuse province du Lièvre, Djéhouty [22] avait oublié son âge. Supérieur des mystères de Thot, prêtre de la déesse Maât, il appartenait à une très ancienne famille dont les origines remontaient au temps des pyramides. Après avoir connu les règnes des pharaons Amenemhat II et Sésostris II, il lui fallait maintenant supporter celui de Sésostris, troisième du nom, dont ses conseillers et ses informateurs lui disaient le plus grand mal. Pourquoi le monarque ne restait-il pas enfermé dans son palais de Memphis où ses courtisans ne cessaient de le flatter ? S’il formait réellement le projet de supprimer les prérogatives des chefs de province, la guerre civile serait inévitable.

Mais que reprochait donc le roi à des administrateurs aussi consciencieux que Khnoum-Hotep ou lui-même ? Leurs domaines étaient bien gérés, leurs troupeaux nombreux et en bonne santé, leurs ateliers prospères. Certes, ils disposaient de milices bien équipées ; mais la maigre armée du pharaon n’était-elle pas incapable de garantir la sécurité des provinces ?

Il ne fallait rien changer, voilà tout ! Et Djéhouty avait suffisamment d’autorité pour convaincre ses collègues.

L’un de ses petits plaisirs consistait à changer chaque jour de chaise à porteurs pour ses nombreux déplacements. Il en possédait trois, vastes et confortables, munies d’un parasol, dans lesquelles il pouvait presque s’allonger. Plusieurs équipes de huit hommes travaillaient en alternance, chantant volontiers l’ancien refrain : « Les porteurs sont contents lorsque la chaise est pleine. Quand le maître est présent, la mort s’éloigne, la vie est renouvelée par Sokaris, le régent des profondeurs, et les défunts ressuscitent. »

La tête rasée, Djéhouty mettait un point d’honneur à ne pas porter de perruque, ce qui ne l’empêchait pas de rester coquet. Il se vêtait volontiers d’une élégante cape tissée avec grand soin et d’un long pagne qui lui couvrait les jambes. Demeurer soigné retardait le vieillissement.

Après avoir écouté les rapports positifs de ses métayers, le notable avait décidé de s’accorder une promenade dans la campagne. Mais au moment où il sortait de son palais, il aperçut son ami de toujours, le général Sépi.

Un simple échange de regards lui suffit pour comprendre que ce dernier vivait une douloureuse épreuve.

—  Nul ne peut partager ton chagrin. Je sais que tu n’attends pas de moi des paroles lénifiantes. Si tu désires te reposer avant de me faire ton rapport…

—  Malgré le décès de ma mère, je me suis acquitté de ma mission. Les nouvelles ne sont guère réjouissantes.

—  Sésostris s’est-il décidé à tenter l’épreuve de force ?

—  Je l’ignore, car mes contacts à la cour sont brusquement devenus muets.

—  Autrement dit, le pharaon a repris les affaires en main ! Mauvais signe, très mauvais signe… Quoi d’autre ?

—  La cité de Sichem s’est soulevée, sa population a massacré la garnison égyptienne.

—  Le roi a-t-il réagi ?

—  De la manière la plus brutale : il a ordonné au général Nesmontou de lancer une attaque massive. Sichem se trouve de nouveau sous contrôle égyptien.

Ainsi, le monarque n’hésitait pas à utiliser la force ! C’était un message clair pour les chefs de province qui refuseraient de lui obéir.

Djéhouty tourna le dos à la chaise à porteurs.

—  Viens, allons boire du vin sous ma pergola. Sichem, disais-tu ; Sichem, avec laquelle nous entretenons des relations commerciales, n’est-ce pas ?

Sépi approuva d’un hochement de tête.

—  Belliqueux comme il l’est, ce roi m’accusera d’être le complice des révoltés ! Mets immédiatement notre milice en état d’alerte.

—  Des Égyptiens tués par d’autres Égyptiens… Quel désastre en perspective !

—  Je sais, Sépi, mais Sésostris ne nous laisse pas le choix. Écris à Khnoum-Hotep et aux autres chefs de province que le conflit est imminent.

—  Ils vont croire que vous tentez de les manipuler pour obtenir une alliance dont ils ne veulent à aucun prix.

—  Tu as raison. Alors, dispense-toi d’écrire, et chacun pour soi !

Le vin était excellent, mais Djéhouty le jugea médiocre.

—  Un étranger souhaiterait vous voir, avança le général.

—  Pas un Cananéen de Sichem, j’espère ?

—  Non, un jeune homme qui vient de la province de l’Oryx avec une lettre de recommandation de la dame Téchat.

—  Ce n’est pas dans ses habitudes ! D’ordinaire, elle ne recommande qu’elle-même. Renvoie-le, je n’accepte pas de visites aujourd’hui.

—  Je me permets d’insister.

Djéhouty fut intrigué.

—  Qu’a-t-il de si exceptionnel, ton protégé ?

—  J’aimerais que vous le constatiez par vous-même.

Le général n’était pas un fabulateur et il ne sollicitait jamais de passe-droit.

—  Amène-moi ce garçon.

Dès qu’il vit Iker, Djéhouty comprit l’intérêt que lui portait Sépi. Malgré sa modestie apparente, le jeune visiteur brûlait d’un feu si ardent que la crue elle-même ne suffirait pas à l’éteindre.

La lettre de recommandation de la dame Téchat était élogieuse.

—  Dans les circonstances actuelles, déclara Djéhouty, j’ai davantage besoin de miliciens que de scribes.

—  Mais moi, seigneur, je suis venu ici pour devenir scribe. Où mieux apprendre le métier que dans la province de Thot ?

—  Pourquoi cette ambition ?

—  Parce que je suis persuadé que le secret de la vie se cache dans les formules de connaissance. Or, seule la pratique approfondie des hiéroglyphes me permettra d’y avoir accès.

—  Ne serais-tu pas prétentieux ?

—  Je suis prêt à travailler jour et nuit.

—  Prouve-le en commençant sans tarder. Mon intendant va s’occuper de toi, tu logeras dans le quartier des apprentis scribes. Tâche de ne pas te faire remarquer, j’ai horreur des trublions. Si tu ne donnes pas satisfaction à ton professeur, tu seras chassé de mon territoire.

Iker se retira.

—  Obstiné, courageux, indépendant… Tu ne t’es pas trompé, Sépi. Ce garçon n’est pas banal.

—  Comme moi, vous avez perçu qu’il ne possède pas seulement un caractère bien trempé.

—  Le crois-tu capable d’entrer dans un temple ?

—  Qu’il fasse ses preuves.

 

33.

S’attendant à la colère de Khnoum-Hotep, la dame Téchat laissa passer l’orage.

—  Pourquoi avez-vous autorisé ce garçon à partir ?

—  Qu’avait-il de si particulier, seigneur ?

—  Nous en avions fait un excellent milicien, et il me faut de bons soldats pour préserver mon indépendance.

—  Sans doute, mais Iker voulait être scribe.

—  Ce ne sont pas des scribes qui se battront contre les soldats de Sésostris !

—  À lui seul, il n’aurait pas remporté la victoire.

Bougon, Khnoum-Hotep croisa les bras.

—  Je répète ma question : pourquoi l’avez-vous autorisé à partir ?

—  Parce qu’il me paraissait particulièrement doué pour son futur métier et que la province de l’Oryx ne pouvait lui assurer la formation adéquate. Celle du dieu Thot, en revanche, lui offrira ce qu’il désire. N’est-ce pas vous-même, seigneur, qui lui avez affirmé que vous n’aviez pas besoin de nouveaux scribes ?

—  Peut-être, peut-être… Mais c’est moi qui prends les décisions, et personne d’autre !

La dame Téchat sourit.

—  Si je ne m’occupais pas du petit personnel, seigneur, vous seriez surchargé de travail. Et vous savez comme moi qu’Iker devait aller vers son destin.

—  Et vous saviez, vous, que ce destin passait par la province du Lièvre ?

—  Une simple intuition.

—  Ce garçon est étrange. Il semble déterminé au point que rien ne saurait le distraire de son but. J’aurais aimé le connaître mieux.

—  Peut-être le reverrons-nous.

 

Après avoir partagé un solide petit déjeuner pendant qu’Iker se tenait à l’écart, les apprentis scribes avaient rejoint la salle de classe où ils s’étaient assis sur des nattes.

Quand le professeur entra, Iker fut à la fois déçu et ulcéré : le général Sépi ! Ainsi, le chef de la province du Lièvre l’avait abusé en l’envoyant dans une caserne où l’on formait des miliciens.

Le jeune homme se leva.

—  Pardonnez-moi, je n’ai rien à faire ici.

—  Ne désires-tu pas devenir scribe ? demanda Sépi.

—  Telle est bien mon intention.

—  Alors, rassieds-toi.

—  Mais vous êtes général et…

—  … et responsable de la principale école de scribes de la province du Lièvre. Ou bien on m’obéit au doigt et à l’œil, ou bien on va chercher fortune ailleurs. Ceux qui travaillent sous ma direction doivent être rigoureux et disciplinés. J’exige la ponctualité et une tenue impeccable. À la moindre négligence, c’est l’exclusion. Commençons par rendre hommage à notre divin maître, Thot, et à l’ancêtre de tous les scribes, le sage Imhotep.

Sépi accrocha un fil à plomb à la poutre principale du local.

—  Regardez-le avec attention, apprentis, car il est le symbole de Thot, immuable au cœur de la balance. Il repousse le mal, pèse les paroles, offre la paix au connaissant et fait resurgir ce qui avait été oublié.

D’un panier en papyrus doublé de toile, le général Sépi sortit le matériel qu’utilisaient les scribes : une palette en sycomore, un étui cylindrique rempli de calames et de pinceaux, un sac contenant des papyrus, un autre des pigments, un petit outil en forme de maillet servant à polir, un lissoir indispensable lors des corrections sur papyrus, des godets à encre, des pains de couleur rouges et noirs, des tablettes en bois et un grattoir.

—  Comment se nomme la palette ?

—  « Voir et Entendre[23] », répondit un apprenti.

—  Exact, approuva Sépi. N’oubliez pas que la palette est l’une des incarnations de Thot. Lui seul vous permettra de connaître les paroles de Dieu[24] et de pénétrer leur signification. Grâce à sa palette sont inscrites la durée de vie de Râ, la lumière divine, et la royauté d’Horus, protecteur de Pharaon. Manier la palette est un acte grave et sacré. Aussi doit-il être précédé d’un rite.

Le général posa sur le sol une statuette de babouin assis, aux yeux profonds et méditatifs. Incarnation de Thot, il inspirait le scribe recueilli. Puis le professeur remplit d’eau un godet.

—  Pour toi, maître de la langue sacrée, je verse l’énergie qui animera l’esprit et la main. Voici l’eau de l’encrier pour ton ka, Imhotep.

Après un long moment de silence, le professeur rectifia la position de plusieurs apprentis qu’il jugeait trop molle ou trop raide. Puis il leur présenta des calames et des pinceaux finement taillés, longs de vingt-cinq centimètres.

—  L’un de vous connaît-il le meilleur matériau pour les fabriquer ?

—  Du jonc qui a poussé dans un marais salant, répondit un élève.

—  Le buplèvre[25] ne serait-il pas préférable ? suggéra Iker.

—  Pour quelle raison ? interrogea Sépi.

—  Parce que cette plante est résistante et éloigne les insectes.

—  Vous n’écrirez pas tout de suite sur papyrus, reprit Sépi, mais sur des tablettes en bois recouvertes d’une fine couche de plâtre durci. Vous pourrez effacer vos erreurs et nettoyer aisément cette surface. Lorsque cette couche sera détruite, vous en passerez une nouvelle. Vos principaux ennemis sont la paresse, le laisser-aller et l’indiscipline. Ils vous rendront stupides et vous empêcheront de progresser. Sachez écouter les conseils de ceux qui en savent plus que vous et travaillez chaque jour avec ardeur. Si vous n’y êtes pas prêts, quittez immédiatement cette école.

Affolés par la sévérité de l’instructeur, deux apprentis sortirent.

—  Thot a séparé les langues, continua Sépi. En distinguant les paroles prononcées d’une contrée à l’autre, il a mis à l’envers les pensées des humains qui se sont détournés de la vérité et du bon chemin. Pendant l’âge d’or vivaient les dieux qui parlaient la même langue ; aujourd’hui s’affrontent les humains qui sont coupés du divin et ne se comprennent pas. Mais Thot nous a aussi transmis les paroles de puissance que vous apprendrez à déchiffrer et à inscrire sur le bois, le cuir, le papyrus et la pierre. Aussi devez-vous respecter une règle fondamentale : ne mettez pas un mot à la place d’un autre, ne confondez pas une chose avec une autre. Ici vous sera enseignée l’écriture de la Maison de Vie formée de signes qui sont autant d’éléments de connaissance, de symboles chargés de magie et de mystère. De l’écriture juste dépend le rayonnement de l’esprit. Si vous croyez que les hiéroglyphes ne sont que des dessins et des sons, vous ne les comprendrez jamais. En vérité, ils contiennent la nature secrète des êtres et des choses, les essences les plus subtiles. Le langage sacré est une force cosmique, c’est lui qui crée le monde. Seul Pharaon, le premier des scribes, est capable de le maîtriser. C’est pourquoi son nom, per-âa, signifie « le grand temple ». Les hiéroglyphes n’ont pas besoin des hommes, ils agissent par eux-mêmes. Aussi devrez-vous être respectueux des textes que vous découvrirez ou que vous transmettrez, car ils sont beaucoup plus importants que votre petite personne.

Iker était fasciné.

Tout cela, il l’avait pressenti ; mais le général Sépi le formulait avec une telle précision que plusieurs portes s’ouvraient sur de multiples chemins.

—  Ce n’est pas pour votre propre gloire que vous deviendrez scribes, précisa l’enseignant, mais afin de prolonger l’œuvre de Thot. Il a calculé le ciel, compté les étoiles, établi le temps, les années, les saisons et les mois. Le souffle de vie réside dans son poing, sa coudée est le fondement de toute mesure. Lui qui n’est victime ni du désordre ni de l’irrégularité établit le plan des temples. La science de Thot ne consiste pas à spéculer en vain, car trop de technique et de savoir nuit. Par ses paroles, vous apprendrez à construire un édifice comme à répartir justement les nourritures ou bien à estimer la surface d’un champ. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et Thot le deux fois grand vous enseignera à ne pas dissocier le ciel de la terre.

—  Nous n’aurons donc qu’à recopier des formules toutes faites ! protesta un apprenti. N’est-ce pas l’aveu de notre faiblesse ?

—  Si tu désires être fort, répondit Sépi, sois un artisan en paroles. La vraie puissance, c’est la formulation, car les mots bien employés sont plus efficaces que n’importe quelle arme. Certains scribes ne sont que des copistes, en effet, mais ils ne sont pas méprisables pour autant. D’autres, très rares, pénètrent dans la sphère de la création.

—  Quelles qualités exige-t-on d’eux ? demanda Iker.

—  L’écoute, l’entendement et la maîtrise des feux. Toi et tes camarades, vous en êtes encore très loin ! Prenez vos tablettes et vos calames. Je vais vous dicter le Livre de Kémit, et nous corrigerons vos erreurs. Que signifie ce terme ?

—  Kémit est un mot formé sur la racine kem, déclara Iker, et signifie soit « la terre noire », autrement dit la terre d’Égypte fertilisée par le limon, soit « ce qui est achevé, complet ».

—  Les deux sens sont à prendre en compte, ajouta Sépi. Ce livre renferme, en effet, un enseignement complet à l’intention des apprentis scribes et il a pour but de rendre leur esprit fertile. Préparez votre matériel d’écriture.

Iker remplit d’eau deux coquillages où il dilua ses pains d’encre.

Le professeur dicta les chapitres du Livre de Kémit.

Le début souhaitait vie, cohérence et épanouissement éternels au Maître. Puis il traitait de la nécessaire « justesse de voix » face aux divinités et aux âmes d’Héliopolis, la cité sainte de Râ. À Montou, le dieu taureau de la province thébaine, il était demandé sa force et son aide ; à Ptah, la joie et un grand âge.

« Que les écrits te rendent heureux » était le vœu que l’on formait pour le scribe, à condition qu’il écoute le maître, respecte ses aînés, ne soit pas bavard, choisisse la précision en toutes choses et lise les textes utiles, à savoir ceux qui contenaient de la lumière.

Une phrase fit sursauter Iker : « Puisse le bon scribe être sauvé par le parfum de Pount », et il ne fut pas loin de perdre le rythme de la dictée.

Au terme de deux heures d’efforts et d’attention, les apprentis étaient fatigués. Certains avaient des crampes, d’autres souffraient du dos.

Le général Sépi passa lentement dans les rangs.

—  Lamentable, conclut-il. Aucun d’entre vous n’a réussi à écrire correctement la totalité de mes paroles. Votre tête vacille, vos doigts sont hésitants. Demain matin, nous recommencerons. Ceux qui auront commis trop de fautes seront transférés dans une autre école.

Iker rangea lentement ses affaires. Lorsque la classe fut vide, l’élève s’approcha du professeur.

—  Puis-je poser une question ?

—  Une seule, je suis pressé.

—  Ce livre parle du « parfum de Pount ». C’est un pays imaginaire, n’est-ce pas ?

—  À ton avis ?

—  Pourquoi un futur scribe recopierait-il des rêveries ? Et pourquoi le parfum d’un pays imaginaire le sauverait-il ?

—  J’avais dit une seule question, Iker. Rejoins tes camarades.

Leur accueil n’eut rien de chaleureux. Tous étaient natifs de la province du Lièvre, et la présence de cet étranger dans la classe du général Sépi, si difficile d’accès, en irritait plus d’un.

Un petit brun aux yeux agressifs ouvrit les hostilités.

—  Tu viens d’où, toi ?

—  Je suis ici, c’est l’essentiel, répondit Iker.

—  Qui t’a recommandé ?

—  Quelle importance ? À chacun de prouver ses capacités. Face à l’épreuve, nous sommes seuls.

—  Puisque tu le prends comme ça, tu seras encore plus seul que les autres !

Le groupe des apprentis s’éloigna de l’intrus en lui lançant des regards haineux. Ils l’auraient volontiers rossé afin de lui donner une bonne leçon, mais le général Sépi les aurait sévèrement punis.

Iker déjeuna à l’écart, tout en relisant sa copie du Livre de Kémit. Le mot « Pount » ne cessait de le hanter. C’était bien à cause de ce pays mystérieux qu’il avait failli mourir.

 

34.

—  Préparez votre matériel, ordonna sèchement le général Sépi.

Iker perçut aussitôt l’étendue de la catastrophe.

On avait remplacé sa tablette par une autre, tellement usée qu’elle était presque inutilisable. Ses calames et ses pinceaux avaient été brisés. De ses pains d’encre, durs comme des cailloux, il ne tirerait rien de bon.

Le jeune homme se leva.

—  Mon matériel a été détérioré.

Amusés et satisfaits, les regards convergèrent vers lui.

—  Connais-tu le coupable ? demanda Sépi.

—  Je le connais.

Des murmures parcoururent les rangs des apprentis scribes.

—  Porter une accusation est un acte grave, rappela le général. Es-tu sûr de toi ?

—  Je le suis.

—  Alors, donne-nous son nom.

—  Le coupable, c’est moi-même. Je me suis montré trop naïf en croyant que personne n’oserait commettre un geste aussi méprisable. Je mesure l’étendue de ma stupidité, mais il est trop tard.

La tête basse et le pas lourd, Iker se dirigea vers la porte sous l’œil goguenard des vainqueurs.

—  Est-il jamais trop tard pour se corriger ? demanda le général. Voici un sac qui contient le matériel complet d’un scribe professionnel. Je te le confie, Iker. Si ta vigilance se relâche encore une fois, inutile de remettre les pieds ici.

L’apprenti reçut cet inestimable cadeau avec vénération. Il chercha en vain une formule de remerciement pour exprimer sa gratitude.

—  Va t’asseoir à ta place, exigea l’enseignant, et prépare-toi rapidement.

Iker oublia ses ennemis et se concentra sur les objets neufs et de belle qualité que le général venait de lui offrir. Sans trembler, il obtint une superbe encre noire.

—  Écrivez ces Maximes du sage Ptah-Hotep, dit le professeur :

Que ton cœur ne soit pas vaniteux à cause de ce que tu connais.

Prends conseil auprès de l’ignorant comme auprès du savant,

Car on n’atteint pas les limites de l’art,

Et il n’existe pas d’artisan qui ait acquis la perfection.

Une parole parfaite est plus cachée que la pierre verte, on la trouve pourtant auprès des servantes qui travaillent sur la meule[26].

Le texte n’était pas facile, les occasions de faute nombreuses, mais la main d’Iker courait avec dextérité. Il s’attachait à chaque mot tout en gardant présent à l’esprit le sens d’une phrase complète.
 

Quand Sépi se tut, Iker ne ressentit aucune sensation de fatigue. Il aurait volontiers continué longtemps encore.

Le général examina les tablettes. Chacun retint son souffle.

— La moitié d’entre vous ne mérite pas d’étudier dans ma classe. Ils poursuivront leur apprentissage avec des maîtres différents. Les autres ont encore beaucoup de progrès à faire, et je ne les garderai certainement pas tous. Un seul élève n’a commis que deux fautes : Iker. Il sera donc responsable de la bonne tenue de ce local qu’il nettoiera chaque jour. Je lui en confie la clé.

Les autres apprentis ne furent pas mécontents de cette décision : n’était-ce pas une humiliation infligée à l’étranger ? Eux ne s’étaient jamais abaissés à des tâches domestiques. Mais Iker considéra cette fonction comme un honneur et non comme une brimade. Et il fut tout aussi heureux d’être chargé de l’inventaire des tablettes, auquel il se consacra avec son ardeur habituelle.

Quel bonheur d’être au contact de ces supports d’écriture ! Il les classa par matériau en leur attribuant un numéro : tablettes d’argile crue qui nécessitaient une pointe dure ; tablettes de sycomore et de jujubier, de forme rectangulaire, constituées de plusieurs pièces qu’assemblaient des chevilles ; tablettes de calcaire dont la surface était aplanie avec soin.

Ne voir aucun de ses condisciples la journée durant était une chance réelle. Il espérait que le général Sépi, bien éloigné de l’idée qu’Iker se faisait d’un militaire, continuerait à lui imposer un maximum de travail afin que cette situation perdure.

La nuit était tombée lorsqu’Iker sortit de l’entrepôt pour se rendre au réfectoire où il dîna d’un gratin de courgettes et de fromage frais. Les Maximes de Ptah-Hotep s’étaient si profondément gravées dans son esprit qu’elles ne cessaient de l’enchanter, comme une musique envoûtante.

Un rai de lumière passait sous la porte de sa chambre.

Pourtant, il n’avait pas laissé de lampe allumée ! Inquiet, il poussa lentement la porte et découvrit le saccage.

Natte déchirée, pagne en lambeaux, coffre à linge en mille morceaux, matériel de toilette réduit en miettes, sandales disloquées, murs maculés de peinture… Écœuré, au bord des larmes, comment le jeune homme parviendrait-il à se procurer le minimum vital ?

Puisqu’il fallait bien rester là, il s’endormit, brisé.

Quand il se réveilla, morose, Iker se demanda s’il était utile de persévérer dans un tel climat de haine où les coups bas risquaient de se multiplier. Qu’allaient encore inventer ses condisciples afin de le décourager ? Seul contre tous, c’était une position trop inconfortable pour être tenue bien longtemps.

L’apprenti scribe balaierait la classe avant le cours, puis il présenterait sa démission au général Sépi.

Devant la porte, un paquet.

« Encore un acte de malveillance », pensa Iker, qui hésita à ôter la ficelle.

Deux chemises et deux pagnes neufs, une paire de sandales, des produits d’hygiène, une natte solide… Il gagnait au change ! L’un de ses ennemis avait-il eu des remords ? Ou bien bénéficiait-il de l’aide d’un protecteur qui demeurait dans l’ombre ?

Ce fut un Iker élégant qui accueillit son professeur dans une salle propre comme un papyrus vierge.

Ses camarades furent stupéfaits : comment s’était-il débrouillé pour obtenir ces vêtements ? À son visage tranquille, on aurait même juré qu’il n’avait subi aucun dommage !

— Voici d’autres Maximes de Ptah-Hotep, dit le général Sépi. De cette école devront bientôt sortir plusieurs papyrus comportant la version complète de cette œuvre majeure :

Quand l’écoute est bonne, la parole est bonne.

Celui qui écoute est le maître de ce qui est profitable,

Écouter est profitable à celui qui écoute.

Écouter est meilleur que tout,

(ainsi) naît l’amour parfait[27] 

Soudain, Iker eut la sensation de ne plus recopier, mais d’écrire. Il ne se contentait pas de transmettre des phrases déjà prononcées, il participait à leur signification. Par la forme de ses graphies, par la spécificité de son dessin, il donnait une couleur encore inconnue à la pensée du sage. C’était un acte infime, certes ; cependant, pour la première fois, l’apprenti ressentait la puissance de l’écriture.

Le cours terminé, Iker balaya le local. En sortant, il se heurta au groupe de ses camarades, harangués par le petit brun aux yeux agressifs.

—  Renoncez à préparer un autre mauvais coup, leur recommanda Iker d’une voix posée. Cette fois, je ne resterai pas passif.

—  Tu crois que tu nous fais peur ? Nous sommes dix et tu es tout seul !

—  Je déteste la violence. Mais si vous persistez dans vos intentions destructrices, je serai contraint de vous corriger.

—  Essaie voir !

Furieux, le petit brun tenta de frapper Iker de son poing fermé.

Sans comprendre ce qui lui arrivait, il fut propulsé dans les airs et retomba lourdement sur le dos. Accouru à la rescousse, son fidèle lieutenant subit le même sort. Et quand un troisième, le plus costaud de la bande, les rejoignit dans l’humiliation, les autres reculèrent.

Au regard que leur jeta Iker, tous comprirent qu’il pouvait être beaucoup plus violent.

— Il a sûrement suivi une formation militaire ! s’exclama un maigrichon. Ce gars-là est capable de nous briser les os. Fichons-lui la paix avant qu’il ne se mette vraiment en colère.

Même le petit brun n’insista pas.

Alors que le piteux groupe s’éloignait, Iker remercia sa chance. S’ils avaient eu l’idée de l’attaquer tous ensemble, il aurait été terrassé. Et il remercia aussi le chef de province Khnoum-Hotep de l’avoir obligé à devenir un guerrier passable.

Sur le chemin du réfectoire, l’apprenti assista au vol d’un ibis si majestueux qu’il s’immobilisa pour le contempler.

L’oiseau de Thot se mit à décrire de grands cercles au-dessus d’Iker comme s’il voulait lui faire comprendre qu’il s’adressait bien à lui. Puis il se dirigea vers le Nil, revint vers le jeune homme et reprit la direction du fleuve.